PARIS: «Le Liban n’est pas que souffrances et […] il demeure un pays d’où jaillit la lumière»: tels sont les mots qu’emploie Jack Lang dans la préface du catalogue de l’exposition «Lumières du Liban: art moderne et contemporain de 1950 à aujourd’hui» organisée à l’Institut du monde arabe (IMA) du 21 septembre 2021 au 2 janvier 2022. Cet événement a pu voir le jour grâce au soutien de la galerie Claude Lemand.
Plus d’une centaine d’œuvres réalisées par cinquante-cinq artistes célèbrent la prodigieuse créativité des artistes modernes et contemporains du Liban et de ses diasporas, du lendemain de son indépendance, en 1943, jusqu’à nos jours.
«Les œuvres ont été sélectionnées parmi la collection d’art moderne et contemporain arabe de l’IMA, la plus importante d’Europe depuis sa fusion avec la donation que nous avons voulu effectuer», déclare Claude Lemand, collectionneur, mécène et galeriste, lors de la visite organisée à l’intention des journalistes. C’est en effet grâce à sa contribution, conclue dans un premier temps en 2018, que la collection d’art moderne et contemporain arabe du musée de l’IMA devient la plus importante en Europe, avec son fonds de près de six cents œuvres libanaises. La donation s’est constamment enrichie depuis.
Aujourd’hui, Claude Lemand dirige ce projet avec Nathalie Bondil, directrice du département du musée et des expositions de l’IMA, et Éric Delpont, conservateur du musée de l’IMA. Ce projet, il en rêvait depuis longtemps. «Cette exposition témoigne de la face lumineuse des artistes et créateurs du pays du Cèdre. Elle montre combien ce petit pays est grand, et combien, malgré la crise, il demeure le creuset humain et culturel qu’il a toujours été», confie-t-il.
Parcours chronologique inversé
L’exposition, confiée à l’architecte libanais Carl Gergès, retrace sept décennies d’histoire de l’art au Liban. Elle se découpe de manière chronologique et se déploie dans trois grandes salles d’exposition: l’Espace des donateurs, inauguré à cette occasion (pour la période qui va de 2005 jusqu’à aujourd’hui) et les salles des niveaux -2 (années 1975-2000) et -1 (1943-1975). Le parcours est conçu selon un principe chronologique volontairement inversé afin d’inviter le visiteur à remonter le temps: il commence par découvrir les œuvres et les événements les plus récents et termine sa visite avec les années 1950 – l’âge d’or de Beyrouth. Tout au long du parcours, des citations et des documents relatifs à l’actualité de ces décennies lui permettent de contextualiser les œuvres.
Dès le début du parcours, les notes de musique de la célèbre chanson Li Beirut de Fairouz et The End, l’impressionnante toile d’Ayman Baalbaki – des ruines urbaines surmontée de lettres capitales de néon – transportent le visiteur au Liban.
The End rappelle que le Liban traverse aujourd’hui la crise la plus profonde de son histoire moderne. Face à lui, le tableau Aéroport, signé Yazan Halawani, criant de vérité, interpelle également le visiteur: il représente un homme, assis dans un hall d’aéroport, qui attend son avion. Étrangement, «ce n’est pas une toile récente», révèle l’artiste à Arab News en français. En effet, elle date «d’avant la révolution, l’explosion du 4-Août et la crise économique», précise-t-il. Elle fait partie d’une exposition répartie en trois séries. «J’ai surnommée l’une d’elles “les scènes de l’aéroport”, car cet endroit est à mes yeux le seul vrai microcosme du Liban. Je pense que le pays est composé de petits réseaux très distincts les uns des autres au sein desquels les citoyens ne se mélangent pas vraiment, alors que l’aéroport, paradoxalement, est le lieu où l’ensemble des Libanais se retrouvent pour partir», explique Yazan Halawani.
«Cet espace physique fait vraiment partie de notre identité puisque nous sommes un peuple de migrants, mais il n’a jamais été représenté dans l’art, alors qu’il regroupe tant d’émotions et de vécus pour la plupart des Libanais», précise le créateur. Un lieu qui symbolise certainement «la violence subtile vécue aujourd’hui par les Libanais, qui partent, exportés comme une commodité, gagner de l’argent dans le but de l’envoyer au pays. Et cette toile peinte bien avant l’effondrement du système est devenue plus réelle et intéressante après», estime Yazan Halawani.
Pour traduire la souffrance qu’endurent le Liban et les Libanais, l’artiste Philippe Audi-Dor propose une œuvre, Les Brisés, composée de bris de verre récupérés chez lui après l’explosion du 4-Août. Il recrée la carte du Liban au moyen de ces morceaux de verre brisé reliés entre eux par deux cent quatre épingles, qui correspondent au nombre de morts. Cette œuvre traduit à la fois la douleur et la solidarité qui unissent les Libanais.
L’impact de l’explosion se ressent également chez d’autres artistes, notamment dans la partie dédiée aux sculptures. Hady Sy montre ainsi combien il est difficile pour les artistes de continuer à créer après l’émotion qu’a suscitée une catastrophe d’une telle ampleur. «J’ai voulu travailler sur le temps d’après l’explosion, le temps de vivants, le moment où j’ai regardé ma montre: il était 6 heures 09. Je me suis également interrogé sur Beyrouth: qui est Beyrouth, une femme ou un homme? J’ai travaillé sur la femme Beyrouth, une trilogie de sculptures qui utilise trois langues différentes, l’IMA ayant acquis la version française, intitulée Beyrouth. De face, nous percevons le “6:09”, mais aussi le chiffre “8” et, en tournant autour [de la sculpture], on voit la femme et on décèle le mouvement féminin avec une forme différente», explique Hady Sy.
La douleur est également très palpable dans le polyptique de Tagreed Darghouth, The Abyss calls Forth the Abyss («L’abîme appelle l’abîme»). L’artiste confie à Arab News qu’elle traverse une période difficile: la situation du pays l’empêche de produire et de travailler normalement.
La souffrance qu’endure le pays et les artistes n’est malheureusement pas nouvelle. De 1975 à 1990, le Liban se transforme en poudrière. Dans la capitale meurtrie, les artistes continuent à produire, malgré l’âpreté de leur condition. Ce n’est toutefois qu’à partir de 2005, avec le retrait de l’armée syrienne, que la scène artistique libanaise va pouvoir renaître.
Si les années récentes, marquées par le chaos militaire et social, sont empreintes de souffrance, le visiteur, invité à remonter le temps, découvre également des œuvres plus apaisées: celles des artistes de la première génération, qui occupent une place de choix dans l’exposition. C’est l’âge d’or de la production artistique libanaise, avec notamment Groupe familial de Paul Guiragossian, Confidences de Chafik Abboud ou Vue d’un village moyen-oriental de Saliba Douaihy. À la fin du parcours consacré aux grands maîtres des années 1950, l’exposition rappelle au visiteur que, à cette période, Beyrouth était la capitale de la modernité et de la liberté, le lieu où il fallait produire, vivre, exposer et publier.
Les femmes mises en lumière
L’exposition met également en lumière des femmes artistes aux multiples facettes. Parmi elles, Etel Adnan, peintre, écrivaine et poétesse, pionnière incontournable de la modernité arabe, qui voit aujourd’hui ses œuvres exposées dans les plus musées les plus prestigieux, les sculpteurs Mona Saudi, Simone Fattal, Nadia Saikali, l’artiste pluridisciplinaire Zena Assi, la dessinatrice Laure Ghorayeb ou encore les designers de Bokja Design Studio Houda Baroudi et Maria Hibri.
Tout au long de la visite, la place singulière de la création libanaise depuis l’indépendance du pays est mise en valeur. On plonge dans la complexité humaine, géographique, historique et culturelle du Liban, ce pays qui rayonnait dans les années 1960 mais dont l’histoire récente n’est que souffrance, conflits et crises, de la guerre civile (1975-1990) jusqu’à l’explosion du port de Beyrouth, au mois d’août 2020. Cette histoire, parfois chaotique, ne doit pas occulter le rôle de creuset culturel majeur que joue le pays du Cèdre. Aujourd’hui encore, son art demeure bien vivant.