Arab News en français rencontre Noura al Kaabi, Ministre de la Culture et de la Jeunesse des Emirats Arabes Unis.
Question: Votre parcours englobe énergie, médias et culture. Comment envisagez-vous de réunir ces deux derniers afin de leur permettre de rayonner ensemble ? Et quels sont à votre avis les principaux enseignements qui peuvent être reproduits dans d’autres pays du Moyen-Orient ?
Réponse: Les Émirats arabes unis [EAU] ont connu depuis vingt ans une croissance exponentielle dans le secteur des médias. Cela s’explique par la création, ces dernières années, de pôles médiatiques. On peut citer Twofour54 à Abu Dhabi, la Dubai Media City, ou Sharjah Media City. Ils accueillent certaines des plus grandes chaînes de télévision : CNN, CNBC, et National Geographic…
Ces pôles, situés dans des zones franches et offrant infrastructures développées et avantages fiscaux, ont permis de faire des EAU un lieu de tournage privilégié pour les producteurs. Des films comme Mission impossible : Protocole fantôme et Star Wars : Le Réveil de la force, ou encore Bang Bang ! et Race ont été tournés à Abu Dhabi, grâce à des avantages fiscaux. De grandes maisons de production ont compris l’intérêt de filmer ici. Cela a permis à des talents locaux de s’épanouir, et à des cinéastes indépendants de mettre en valeur des histoires de la région.
La façon dont les nouvelles locales sont présentées sur les plates-formes internationales a contribué au développement du Moyen-Orient dans son ensemble. Après le remaniement ministériel de juillet 2020, le secteur des médias relève du ministère de la Culture et de la Jeunesse. Nous espérons nous concentrer davantage sur les politiques et les réglementations, afin de soutenir les maisons de production et faire progresser la culture avec le développement intégré des médias, pour que soient retranscrites au reste du monde les histoires de notre région.
Q: La Covid-19 a eu un impact fort dans le monde. Certains perçoivent cette période comme un nouveau départ et veulent se concentrer sur des valeurs essentielles. La culture en fait partie… Quel sera son rôle dans le monde post-Covid-19 ?
R: Les gens prennent conscience de l’importance de la culture. Il est crucial de sauvegarder les institutions culturelles afin de maintenir une production durable. Un plan de relance du ministère, de mai 2020, vise à aider les créatifs et les PME qui ont été financièrement très affectées par cette pandémie. Il soutiendra leurs entreprises pour conserver un écosystème culturel florissant aux EAU.
La culture permet de garder une forme de stabilité. L’art et la culture se sont toujours adaptés et sont le reflet de la société. Les émissions télévisées, les livres, la musique et les films ont fait prendre conscience de l’outil essentiel qu’est la culture pour une société active. À l’avenir, il est probable que le gouvernement devra trouver de nouvelles solutions de financement pour encourager le secteur créatif.
Le financement communautaire est une idée assez nouvelle qui a contribué à la croissance d’autres secteurs économiques. Nous invitons chacun à réfléchir à différentes formes de financement. L’analyse du savoir et de la politique culturelle a montré que cette industrie va croître après la Covid-19, et qu’il est nécessaire d’établir des normes pour aider ce secteur. Les travailleurs indépendants auront besoin d’un écosystème qui les protège et les dynamise. Il est important d’ouvrir des canaux de communication entre les décideurs politiques et les travailleurs. Cela aidera les premiers à comprendre la situation des travailleurs, et nous aidera à mieux répondre à ce dont l’écosystème a besoin pour se développer.
Q: Dans un monde fragmenté, comment pensez-vous que la culture réduira les différences et rassemblera les gens ?
R: D’une part, nous sommes plus que jamais connectés à notre identité, au monde qui nous entoure… D’autre part, une mine d’informations et de contenus vont émerger de ce moment charnière dans les arts visuels, les films, les émissions télévisées, la musique, le théâtre… Le ministère de la Culture et de la Jeunesse a organisé plusieurs conférences en ligne, sur le thème « La Culture en amont ». Il a aussi proposé des ateliers en ligne à l’occasion d’un séminaire d’été en ligne, rassemblant des organismes culturels des Émirats. Le très populaire Cultural Majlis de Sultan Sooud al-Qassemi a eu lieu en ligne, afin de réunir des acteurs clés de la région. La Sharjah Art Foundation, en collaboration avec The Africa Institute, a présenté trois films du réalisateur ghanéo-britannique John Akomfrah. Le département de la Culture et du Tourisme (DCT) à Abu Dhabi a réuni la communauté culturelle via une série de conférences organisées par Mohammed al-Mubarak, président de ce département
Il sera intéressant de voir le type d’art qui émergera de cette pandémie, marquée par des périodes d’isolement et de fermeture des lieux publics. Certaines œuvres d’art majeures ont été créées durant des pandémies. Elles nous rappellent différentes créations dans le monde arabe. On peut citer Le Visiteur de la nuit, une ode écrite par le poète irako-syrien Al-Mutanabbi (915-965), l’un des chefs-d’œuvre de la poésie classique arabe ; le récit de Taha Hussein qui se déroule en Égypte (1889-1902), publié sous le titre Al-Ayyam en arabe, et qui raconte l’histoire du frère de l’auteur, mort lors d’une épidémie de choléra ; ou encore le roman de Naguib Mahfouz La Chanson des gueux (1977), qui se déroule dans une ville infestée par la peste. Il est important de garder l’esprit ouvert et de modifier nos comportements pour notre bien et celui de la société.
Q: Les Émirats misent beaucoup sur la mise en place d’une solide stratégie autour de la culture…
R: Aux EAU, nous avons la chance d’être guidés par des dirigeants visionnaires, toujours à la recherche de moyens de rendre l’avenir accessible. L’objectif est de parvenir à une harmonie et à un développement durables pour tous les aspects de la culture, de l’économie et des infrastructures. Abu Dhabi a mis en place une stratégie claire sur cinq ans, afin de renforcer l’écosystème culturel. Elle lui permettra de contribuer à hauteur de 28 milliards de dirhams des EAU [AED] au PIB cette année (6,5 milliards d’euros) et de créer 45 000 emplois. Cette stratégie vise à préserver et à soutenir le patrimoine culturel d’Abu Dhabi, augmenter la prise de conscience d’un engagement pour le patrimoine culturel et les arts, stimuler la créativité en tant que vecteur d’éducation et de changement social, construire et renforcer le secteur culturel d’Abu Dhabi et, enfin, contribuer à la croissance et à la diversification de l’économie.
L’initiative La Culture pour tous, lancée par le DCT est également importante, car elle englobe tous les sites culturels d’Abu Dhabi à travers les plates-formes de ses réseaux sociaux. Elle propose d’accéder aux contenus dynamiques de Manarat Al Saadiyat, Qasr Al Hosn, Berklee Abu Dhabi, Abu Dhabi Art, et a pour vocation d’instruire le public, par le biais de plates-formes numériques permettant à chacun d’apprendre, de découvrir et d’apprécier cette richesse du savoir à distance.
Dubaï a été une plaque tournante avec des pôles comme Dubai Design District et Alserkal Avenue, qui rassemblent des initiatives créatives locales dans une même région. Dubaï organise aussi la plus grande exposition d’art au Moyen-Orient, Art Dubai, qui accueille chaque année plus de 90 galeries du monde entier. Dubai Culture a précisé les piliers du secteur qui serviront de base pour la feuille de route stratégique de six ans. Ils permettront de soutenir les créatifs, de s’assurer que l’art et la créativité sont à la portée de tous, de promouvoir le développement du secteur créatif à Dubaï comme contributeur clé de la croissance économique de l’émirat, en renforçant sa position sur la carte culturelle mondiale et en sauvegardant le patrimoine culturel des EAU.
Sharjah est une plate-forme pour la représentation institutionnelle et le développement de l’art et de la culture, grâce aux efforts de la Sharjah Art Foundation, de l’Emirates Publishers Association et de Sharjah Museums Authority… En 2019, Sharjah a été désignée capitale mondiale du Livre par l’Unesco, en reconnaissance pour ses efforts dans la promotion des livres et de la lecture.
Ces initiatives nous ont permis de préserver et d’exposer la civilisation culturelle de la région et au-delà, à travers des projets de grande envergure tels que le Louvre Abu Dhabi, et à l’avenir le Zayed National Museum, ainsi que le Guggenheim Abu Dhabi. Pour sa part, le ministère de la Culture et de la Jeunesse le fait en inscrivant d’importants sites patrimoniaux et culturels sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco qui comprend notamment les sites d’Al Aïn (Hafit, Hili, Bidaa Bint Saud et les oasis.)
Q: Les EAU ont développé une solide relation de culture et d’échanges avec la France et le monde francophone. Comment envisagez-vous les prochaines étapes et développements ?
R: Les Émirats jouissent d’une excellente relation avec la France, établie en 1951 lors de la première visite en France de notre défunt père fondateur Cheikh Zayed ben Sultan Al Nahyane. Depuis, les EAU et la France ont travaillé en partenariat sur nombre de projets, notamment la conservation et la promotion de la culture et du patrimoine des deux pays.
Dans un accord historique signé en 2007, les EAU ont fourni leur généreux soutien à la restauration du théâtre impérial du château de Fontainebleau, qui a rouvert ses portes en juin 2019 et qui porte le nom du président Cheikh Khalifa ben Zayed al-Nahyane. Dix ans plus tard, Abu Dhabi a accueilli le prestigieux Louvre Abu Dhabi sur l’île de Saadiyat, premier d’une série de musées qui seront construits dans le quartier culturel.
Dans le cadre du Dialogue culturel EAU-France lancé en 2018, nous avons échangé sur notre patrimoine et nos valeurs culturelles via des conférences, des ateliers de travail, des programmes d’échanges et des expositions. Citons « Cités millénaires : Voyage virtuel de Palmyre à Mossoul » présenté à l’Institut du monde arabe à Paris, qui utilise des techniques numériques pour mettre en relief les sites culturels du monde arabe détruits et endommagés par les récents conflits. La chaîne de radio d’Abu Dhabi Media, Star FM, comprend un programme en langue française Salut les Émirats qui présente l’histoire de l’art et de la culture française, ainsi que des événements et des activités dans le domaine culturel aux Émirats.
Chaque année, de nombreux Émiratis se rendent en France et sont de plus en plus intéressés par l’apprentissage du français. Nous pouvons tirer parti de ces échanges culturels pour franchir à l’avenir d’autres étapes de la collaboration culturelle.
Q: Comment relevez-vous les défis afin de franchir des étapes culturelles importantes et les objectifs des Émirats ?
R: Depuis ma nomination comme ministre de la Culture en octobre 2017, nous avons travaillé sur de nombreux projets qui devraient contribuer au développement de l’écosystème culturel des EAU à l’avenir. J’ai la chance d’être entourée d’une équipe qui comprend les nuances du développement culturel des EAU et qui a joué un rôle déterminant dans la réalisation de nombreuses étapes. La première étape majeure a été le séminaire sur l’avenir de la culture, au Louvre Abu Dhabi en février 2018, en présence de Cheikh Mohammed ben Rashid al-Maktoum. De nombreux acteurs de la scène culturelle ont fait des recommandations sur les politiques à adopter, afin de mettre en place la stratégie et la feuille de route du secteur. Cheikh Mohammed nous a enjoints de travailler sur le Fonds pour le développement de la culture et des industries culturelles et créatives.
Nous travaillons en étroite collaboration avec le ministère de l’Éducation pour intégrer l’éducation culturelle dans les programmes scolaires. Nous veillons aussi à développer une stratégie pour la formation d’un orchestre national et d’industries créatives et culturelles, et pour la préservation de la langue arabe – son image et les méthodes d’apprentissage.
Il reste beaucoup à faire, et nous avons la chance d’avoir l’immense soutien des organisations fédérales et locales qui nous permettent d’atteindre nos objectifs.