Présidentielle: les nouveaux territoires de l'abstention

Un secrétaire de vote dépose des bulletins dans l'urne de "l'abstention" le 22 octobre 2010, au Sénat à Paris. JACQUES DEMARTHON / AFP
Un secrétaire de vote dépose des bulletins dans l'urne de "l'abstention" le 22 octobre 2010, au Sénat à Paris. JACQUES DEMARTHON / AFP
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Publié le Jeudi 16 décembre 2021

Présidentielle: les nouveaux territoires de l'abstention

  • La montée inexorable de l'abstention, devenue spectaculaire avec les élections municipales de 2020 et régionales de 2021, a conquis de nouveaux territoires, aussi bien géographiques que sociologiques
  • Depuis la victoire d'Emmanuel Macron en 2017, le phénomène s'est accéléré et l'abstention a battu des records à chaque élection

PARIS: La montée inexorable de l'abstention, devenue spectaculaire avec les élections municipales de 2020 et régionales de 2021, a conquis de nouveaux territoires, aussi bien géographiques que sociologiques, qui seront scrutés avec attention lors de la présidentielle dans quatre mois.

L'abstention s'est durablement installée dans le paysage politique français à partir de la fin des années 80, en franchissant un premier seuil de 30% d'abstentionnistes lors des législatives de 1988.

Mais depuis la victoire d'Emmanuel Macron en 2017, le phénomène s'est accéléré et l'abstention a battu des records à chaque élection, à l'exception des européennes de 2019, pour culminer lors des régionales en juin (66,72% et 65,31%), soit 31 millions de Français qui ont boudé les urnes sur un corps électoral de 47,9 millions d'inscrits.

Extension sociologique

Si les facteurs les plus déterminants du désengagement électoral sont les mêmes depuis 40 ans (jeunesse, faible niveau de diplômes et fragilité économique), le phénomène change de physionomie quand il atteint une telle ampleur, en conquérant de nouvelles populations.

Les abstentionnistes, réserves de voix surtout pour la gauche et le RN ?

Après l'abstention record des régionales, tous les candidats appellent à un regain de participation électorale en avril lors de la présidentielle, mais selon une étude de la Fondation Jean-Jaurès, c'est surtout la gauche et le RN qui auraient le plus à y gagner.

Car, comme le soulignent les spécialistes des élections, le premier enjeu pour un candidat ou un parti, c'est de réussir à mobiliser ses électeurs potentiels.

Et en la matière, ce sont surtout Jean-Luc Mélenchon (LFI) et Yannick Jadot (EELV), et, à un degré moindre, Anne Hidalgo (PS) et Marine Le Pen (RN), qui ont les plus grandes marges de progression dans les récents sondages d'intention de vote, avertit Antoine Bristielle, directeur de l'Observatoire de l'Opinion de la Fondation Jean-Jaurès et auteur de cette étude publiée fin novembre.

"On se rend compte qu'on a une abstention qui est assez différentielle en fonction des électorats, en fonction des candidats", explique-t-il à l'AFP, en précisant qu'"à l'heure actuelle, l'électorat qui est le plus mobilisé, c'est celui d'Eric Zemmour, et au contraire celui qui est le moins mobilisé, c'est celui de Jean-Luc Mélenchon". 

Dans le détail, en se basant sur l'enquête électorale de l’institut de sondage Ipsos pour Le Monde et la Fondation Jean-Jaurès, Antoine Bristielle montre que parmi les personnes qui déclarent vouloir voter pour Eric Zemmour, il y en a 70% qui sont certaines d'aller voter. Pour LR (c'est Xavier Bertrand qui avait été testé), 69% sont certaines d'aller voter, pour Emmanuel Macron 67%, alors que pour Jean-Luc Mélenchon, on est seulement à 55% (à 61% pour Jadot, à 64% pour Le Pen et à 65% pour Hidalgo).

Le contraste est encore plus net entre les électeurs de droite (66% certains d'aller voter) et ceux de gauche (57%). 

"Quand on regarde les sondages d'opinion à l'heure actuelle, la gauche est à un niveau extrêmement faible et assez loin du seuil de qualification pour le second tour mais elle a des réserves de voix potentielles", analyse Antoine Bristielle.

"Tout l'enjeu de la campagne, ça va être: est-ce qu'elle va être en mesure de les mobiliser pour potentiellement réussir à gagner quelques points et éventuellement accéder au second tour ?", ajoute-t-il.

Les partis politiques en sont d'ailleurs bien conscients, à l'instar de LFI qui a fait du combat contre l'abstention sa priorité pour cette campagne électorale.

"Notre principal adversaire, c'est la résignation et l'abstention. Si les milieux populaires se mobilisent alors nous pouvons être qualifiés au second tour", clame le numéro deux de LFI Adrien Quatennens.

Même analyse à l'autre bout du spectre politique pour le RN. "Vu que Marine Le Pen a un électorat très populaire qui se mobilise le plus tardivement, elle est à des seuils qui sont assez bas dans les enquêtes d'opinion", explique Antoine Bristielle. 

Mais "si elle réussit à mobiliser cet électorat lors de la campagne, ce qui se fait traditionnellement, elle pourrait gagner justement les quelques points qui lui permettraient d'avoir une marge un petit peu plus confortable sur Eric Zemmour et d'accéder au second tour", fait-il valoir.  

Pour le politologue Pascal Perrineau, l'abstention touche "aujourd'hui des électrices et des électeurs intéressés par la politique et par la chose publique, qui ne sont exclus ni culturellement ni socialement". 

"Elle touche absolument tout le monde, même les professions intellectuelles et la bourgeoisie", insistait-il lors d'une audition parlementaire en octobre, en prenant l'exemple de ses étudiants de Sciences Po Paris, où, selon lui, "aujourd'hui, environ 40 % des étudiants affirment ne pas avoir l'intention d'aller voter".

Et si les catégories socio-professionnelles continuent de déterminer la participation, l'abstention aux régionales a été si forte qu'elle a réduit les écarts en progressant plus rapidement chez les catégories les plus aisées. 

Au premier tour des législatives en 2017, l'abstention concernait 45 % des cadres contre 66 % des ouvriers, mais cet écart s'est réduit à six points aux dernières élections régionales, relève un récent rapport parlementaire sur le sujet.

Nouvelle géographie

De la même façon, la poussée de l'abstention a enrichi sa géographie.

Depuis longtemps, des villes populaires de banlieue sont identifiées comme des bastions historiques de l'abstention. Hors présidentielle, une commune comme Vénissieux, en banlieue sud de Lyon, enchaîne les chiffres vertigineux d'abstentionnistes à chaque scrutin: 67% des inscrits ont boudé les urnes aux régionales de 2015 et aux législatives de 2017, 65% aux européennes de 2019. Puis dans un contexte de Covid, 71% des inscrits se sont abstenus aux municipales de 2020 et 83% aux régionales 2021.

Durtal, son château, ses 3 400 habitants et son abstention à 80%

"Je m'y intéresse très peu", "je trouve ça compliqué": à Durtal, commune de 3.400 habitants dans le Maine-et-Loire où le taux d'abstention atteint des sommets, il est difficile de trouver des citoyens motivés par la présidentielle.

Sur le marché, au pied d'un superbe château Renaissance et à proximité des flots tumultueux du Loir, les candidats ou les programmes politiques font peu recette dans cette commune qui a connu un taux d'abstention frôlant les 80% aux régionales et départementales en juin remportées par la droite.

"Je ne me plains pas, comme je ne m'y intéresse pas, je n'ai pas grand-chose à dire", explique Candice Vincent, 31 ans, en remballant ses produits. "On respecte les opinions de chacun mais ce n'est pas souvent qu'on échange autour de la politique" avec les amis, car ce sont "des sujets à dispute", ajoute cette ancienne infirmière.

Franck, tourneur fraiseur de 48 ans, "n'a jamais voté". Et ça ne devrait pas changer en avril prochain, même si "Emmanuel Macron, de ce que j'ai vu, a fait des bonnes choses dernièrement pour les gens à faibles revenus", comme lui.

Dans son camion charcuterie, Anthony Dalibon, 34 ans, se souvient d'avoir entendu gamin "ses parents parler politique. Nous, entre copains, on n'en parle jamais", reconnaît-il, ajoutant qu'il devrait toutefois se rendre aux urnes au printemps "en se basant sur les programmes reçus" par courrier.

La patronne du bar "A Casa" Marie-Christine Orsini, 67 ans, tente une explication. "Beaucoup de gens pensent des choses et ont peur d'en parler (...), un peu comme quand on parle d'argent", glisse-t-elle, évoquant la crainte de discorde. Il lui semble loin l'époque où le comptoir était "le parlement du peuple", selon le mot de Balzac.

"Dans les années 1990, il y avait des piliers de bar. Le Covid a vidé les lieux. Nos petits vieux qui étaient assis au bar les jours de marché, qui refaisaient le monde, c'est fini...", maugrée-t-elle. Cette femme d'origine corse, qui à une époque a eu pour client le socialiste Michel Rocard, confie son "inquiétude" pour la démocratie.

Attitude « très très perso »

Pour Renée Barret, 84 ans, issue d'une famille gaulliste, voter est "un devoir". Et elle pointe l'individualisme. "On se désintéresse de beaucoup de choses. Je crois que tout le monde est très très perso et les gens ne s’occupent que d’eux-mêmes", s'attriste la vieille dame rencontrée devant l'office de tourisme.

En 2020, le maire Pascal Farion, qui n'a pas souhaité répondre à l'AFP, a été élu par 27,16% des inscrits (693 voix sur 2.553 inscrits). L'ancienne maire Corinne Bobet regrette que "les gens ne s'engagent plus comme auparavant. On a ce phénomène également dans toutes nos associations, qu'elles soient sportives ou culturelles. On voit bien que le bénévolat a du mal".

A l'occasion d'une législative partielle en 2020, pendant la crise sanitaire, Anne-Laure Blin (LR) a été élue avec une participation famélique de 17,84%. Concrètement, cela signifie que la nouvelle députée a obtenu 7.329 bulletins de vote dans une circonscription comptant... 71.034 inscrits. Et à Durtal, où elle est arrivée en tête, 166 personnes ont voté pour elle.

"Quand on est responsable politique il faut tenir compte de cette abstention pour avoir une action au plus près des concitoyens", explique Mme Blin. "Je fais une tournée de l'ensemble des villages de mon territoire, ça me semble très important que les citoyens identifient leurs élus et leur disent de façon très simple leur préoccupation du moment. Malheureusement il y a un détachement et un éloignement du citoyen et du politique", ajoute cette ancienne juriste.

Selon le politologue Romain Pasquier, directeur de recherche au CNRS, en France, "on est sur des niveaux de défiance des institutions de l'action publique très très hauts par rapport à nos homologues européens".

Et l'abstention connaît une "augmentation tendancielle et globale", souligne Thomas Frinault, maître de conférence en sciences politiques à Rennes 2, même si elle touche moins la présidentielle. Au deuxième tour de 2017, l'abstention n'avait atteint que 22% à Durtal. 

Même constat en banlieue parisienne ou en régions dans des villes affectées par la désindustrialisation, à l'instar de Hayange en Lorraine avec quelque 64% d'abstentionnistes aux législatives de 2017 comme aux municipales de 2020.

Mais désormais, des territoires qui étaient relativement épargnés par l'abstention sont touchés à leur tour. 

Même si les régionales de 2021, dans le contexte particulier du Covid, ont connu des records d'abstention partout (sauf en Corse), certains chiffres ont plus surpris que d'autres, comme dans les Pays de la Loire (68% d'abstention). 

Des petits villages guère abstentionnistes habituellement y ont été particulièrement confrontés comme Morannes sur Sarthe (76% d'abstentions) ou Durtal, dans le Maine-et-Loire (près de 80%).

Les facteurs explicatifs ne sont pas toujours simples à appréhender. Dans un rapport pour la fondation Jean-Jaurès, le politologue Jérôme Fourquet évoque le "cas" particulier du littoral atlantique et breton, qui combine une "forte proportion de seniors et un taux d'abstention élevé".

Il y note la "perte de force du rite républicain" au niveau local, en raison d'un "intense brassage de population". "De nombreux retraités installés dans ces communes balnéaires ne sont pas originaires de la région et entretiennent avec elle un lien plus distendu", avance-t-il.

Reste à savoir si la présidentielle saura leur faire retrouver le chemin des urnes. "Même l'élection reine de la Ve République n'est pas à l'abri d'une surprise abstentionniste, malgré l'intérêt que les Français continuent à avoir pour elle", met en garde le politologue Pascal Perrineau.


France: les députés rejettent l'emblématique taxe Zucman, au grand dam de la gauche

Des députés du Rassemblement national applaudissent lors de l'examen des textes par la "niche parlementaire" du groupe d'extrême droite Rassemblement national, à l'Assemblée nationale, la chambre basse du parlement français, à Paris, le 30 octobre 2025. (AFP)
Des députés du Rassemblement national applaudissent lors de l'examen des textes par la "niche parlementaire" du groupe d'extrême droite Rassemblement national, à l'Assemblée nationale, la chambre basse du parlement français, à Paris, le 30 octobre 2025. (AFP)
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  • L’Assemblée nationale a refusé la proposition de taxe de 2 % sur les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros (228 voix contre 172), symbole des tensions entre gauche et droite sur la justice fiscale
  • Le Premier ministre Sébastien Lecornu tente d’éviter une censure et de sauver le budget 2026 en multipliant les concessions à la gauche

PARIS: Les députés français ont rejeté vendredi l'emblématique taxe Zucman sur la taxation des ultra-riches, au grand dam de la gauche, à laquelle le Premier ministre Sébastien Lecornu a tenté de donner des gages pour parvenir à faire voter un budget.

Les parlementaires sont engagés dans de difficiles débats pour arriver à un compromis sur ce sujet qui relève du casse-tête dans un paysage politique très fragmenté, sans majorité nette à l'Assemblée nationale depuis la dissolution décidée en juin 2024 par Emmanuel Macron.

Défendue par la gauche, la taxe Zucman, qui visait à instaurer un impôt minimum de 2% sur les patrimoines de plus de 100 millions d'euros, a été rejetée par 228 députés contre 172.

Cette proposition, qui cristallisait les débats budgétaires, s'inspire des travaux du discret économiste Gabriel Zucman, chantre de la justice fiscale pour la gauche et adversaire des entreprises pour la droite et les libéraux, jusqu'au patron de LVMH, qui le qualifie de "pseudo universitaire".

Les députés ont également rejeté une version de compromis de cette taxe, proposée par les socialistes.

"Vous faites, par votre intransigeance, je le crains, le mauvais chemin", a dénoncé le socialiste Boris Vallaud. Le chef des députés PS a appelé dans la foulée à voter le rétablissement de l'Impôt de solidarité sur la fortune (ISF) supprimé en 2017.

De son côté, la droite s'est réjouie: "On est contre les augmentations d'impôts qui vont tuer de l'emploi et tuer de l'activité économique", a réagi le chef des députés Les Républicains (LR), Laurent Wauquiez.

Le Premier ministre Lecornu a réfuté l'existence d'un "impôt miracle pour rétablir la justice fiscale", et demandé à ses ministres de réunir les représentants de groupes politiques pour tenter de trouver une voie d'atterrissage et s'accorder sur un budget pour 2026.

Minoritaire, le quatrième gouvernement en moins d'un an et demi, le sixième depuis la réélection de M. Macron en mai 2022, a promis de laisser le dernier mot au Parlement. Mais la recherche d'un compromis reste très difficile entre un camp présidentiel fracturé, une gauche traversée de tensions et une extrême droite favorable à une union des droites.

- Le PS maintient la pression -

La pression est forte entre des délais très courts et l'inquiétude croissante sur la situation des finances publiques de la deuxième économie de l'UE dont la dette atteint 115% du PIB.

Tout en insistant sur la nécessité de réaliser d'importantes économies, le Premier ministre doit donc accepter des concessions, au risque de ne pas parvenir à doter l'Etat français d'un budget dans les temps ou de tomber comme ses prédécesseurs.

Pour convaincre les socialistes de ne pas le renverser, Sébastien Lecornu a déjà accepté de suspendre la réforme des retraites adoptée au forceps en 2023, une mesure approuvée vendredi en commission parlementaire.

Face à la colère froide de la gauche après les votes de vendredi, il s'est dit prêt en outre à renoncer au gel des pensions de retraite et des minimas sociaux, des mesures parmi les plus contestées de cette séquence budgétaire et dont la suppression était dans le même temps votée en commission des Affaires sociales.

Le gouvernement comptait faire jusqu'à 3,6 milliards d'économies sur ces sujets, et pourrait compenser cela, au moins en partie, par une hausse de la Contribution sociale généralisée (CSG) sur le patrimoine.

Pour Sébastien Lecornu, il s'agit d'échapper à une censure du PS, qui maintient son étreinte et l'appelle à "encore rechercher le compromis" sous peine de devoir "repartir aux élections". A ce stade, "il n'y a pas de possibilité de voter ce budget", a lancé le patron des socialistes, Olivier Faure.

Si le Parlement ne se prononce pas dans les délais, le gouvernement peut exécuter le budget par ordonnance. Une loi spéciale peut aussi être votée permettant à l'Etat de continuer à percevoir les impôts existants l'an prochain, tandis que ses dépenses seraient gelées, en attendant le vote d'un réel budget.


France: le cimentier Lafarge jugé à partir de mardi pour financement du terrorisme

Une multinationale en procès, dans une affaire inédite: le groupe français Lafarge et d'anciens hauts responsables comparaissent à partir de mardi à Paris, soupçonnés d'avoir payé des groupes jihadistes, dont l'État islamique (EI), en Syrie jusqu'en 2014 dans le but d'y maintenir l'activité d'une cimenterie. (AFP)
Une multinationale en procès, dans une affaire inédite: le groupe français Lafarge et d'anciens hauts responsables comparaissent à partir de mardi à Paris, soupçonnés d'avoir payé des groupes jihadistes, dont l'État islamique (EI), en Syrie jusqu'en 2014 dans le but d'y maintenir l'activité d'une cimenterie. (AFP)
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  • Aux côtés de Lafarge, avalé en 2015 par le groupe suisse Holcim, seront jugés au tribunal correctionnel de Paris l'ancien PDG du cimentier, Bruno Lafont, cinq ex-responsables de la chaîne opérationnelle ou de la chaîne de sûreté et deux intermédiaires
  • Dans ce dossier, ils devront répondre de financement d'entreprise terroriste et, pour certains, de non-respect de sanctions financières internationales

PARIS: Une multinationale en procès, dans une affaire inédite: le groupe français Lafarge et d'anciens hauts responsables comparaissent à partir de mardi à Paris, soupçonnés d'avoir payé des groupes jihadistes, dont l'État islamique (EI), en Syrie jusqu'en 2014 dans le but d'y maintenir l'activité d'une cimenterie.

Aux côtés de Lafarge, avalé en 2015 par le groupe suisse Holcim, seront jugés au tribunal correctionnel de Paris l'ancien PDG du cimentier, Bruno Lafont, cinq ex-responsables de la chaîne opérationnelle ou de la chaîne de sûreté et deux intermédiaires syriens, dont l'un est visé par un mandat d'arrêt international et devrait donc être absent au procès.

Dans ce dossier, ils devront répondre de financement d'entreprise terroriste et, pour certains, de non-respect de sanctions financières internationales.

Le groupe français est soupçonné d'avoir versé en 2013 et 2014, via sa filiale syrienne Lafarge Cement Syria (LCS), plusieurs millions d'euros à des groupes rebelles jihadistes dont certains, comme l'EI et Jabhat al-Nosra, ont été classés comme "terroristes", afin de maintenir l'activité d'une cimenterie à Jalabiya, dans le nord du pays.

La société avait investi 680 millions d'euros dans ce site, dont la construction a été achevée en 2010.

Plaintes 

Alors que les autres multinationales avaient quitté le pays en 2012, Lafarge n'a évacué cette année-là que ses employés de nationalité étrangère, et maintenu l'activité de ses salariés syriens jusqu'en septembre 2014, date à laquelle l'EI a pris le contrôle de l'usine.

Dans ce laps de temps, LCS aurait rémunéré des intermédiaires pour s'approvisionner en matières premières auprès de l'EI et d'autres groupes, et pour que ces derniers facilitent la circulation des employés et des marchandises.

L'information judiciaire avait été ouverte à Paris en 2017 après plusieurs révélations médiatiques et deux plaintes en 2016, une du ministère de l'Économie pour violation d'embargo, et l'autre de plusieurs associations et de onze anciens salariés de LCS pour financement du terrorisme.

Le nouveau groupe, issu de la fusion de 2015, qui a toujours pris soin de dire qu'il n'avait rien à voir avec les faits antérieurs à cette opération, avait entretemps lancé une enquête interne.

Confiée aux cabinets d'avocats américain Baker McKenzie et français Darrois, elle avait conclu en 2017 à des "violations du code de conduite des affaires de Lafarge".

Et en octobre 2022, Lafarge SA avait plaidé coupable aux États-Unis d'avoir versé à l'EI et Jabhat Al-Nosra près de 6 millions de dollars, et accepté d'y payer une sanction financière de 778 millions de dollars.

Une décision dénoncée par plusieurs prévenus du dossier français, à commencer par Bruno Lafont, qui conteste avoir été informé des paiements aux groupes terroristes.

Plus de 200 parties civiles 

Selon ses avocats, ce plaider-coupable, sur lequel s'appuient en partie les juges d'instruction français dans leur ordonnance, "est une atteinte criante à la présomption d'innocence, qui jette en pâture les anciens cadres de Lafarge" et avait "pour objectif de préserver les intérêts économiques d'un grand groupe".

Pour la défense de l'ex-PDG, le procès qui s'ouvre permettra d'"éclaircir" plusieurs "zones d'ombre du dossier", comme le rôle des services de renseignement français.

Les magistrats instructeurs ont estimé que si des remontées d'informations avaient eu lieu entre les responsables sûreté de Lafarge et les services secrets sur la situation autour du site, cela ne démontrait "absolument pas la validation par l'Etat français des pratiques de financement d'entités terroristes mises en place par Lafarge en Syrie".

Au total, 241 parties civiles se sont à ce jour constituées dans ce dossier. "Plus de dix ans après les faits, les anciens salariés syriens pourront enfin témoigner de ce qu'ils ont enduré: les passages de check-points, les enlèvements et la menace permanente planant sur leurs vies", souligne Anna Kiefer, de l'ONG Sherpa.

Lafarge encourt jusqu'à 1,125 million d'euros d'amende pour le financement du terrorisme. Pour la violation d'embargo, l'amende encourue est nettement plus lourde, allant jusqu'à 10 fois le montant de l'infraction qui sera retenu in fine par la justice.

Un autre volet de ce dossier est toujours à l'instruction, le groupe ayant aussi été inculpé pour complicité de crimes contre l'humanité en Syrie et en Irak.


Gérald Darmanin visé par une plainte d'avocats pour son soutien implicite à Sarkozy

Ce collectif d'une trentaine d'avocats se dit dans sa plainte, portée par Me Jérôme Karsenti, "particulièrement indigné par les déclarations du garde des Sceaux" faisant part "publiquement de sa compassion à l'égard de M. Sarkozy en soulignant les liens personnels qu'ils entretiennent". (AFP)
Ce collectif d'une trentaine d'avocats se dit dans sa plainte, portée par Me Jérôme Karsenti, "particulièrement indigné par les déclarations du garde des Sceaux" faisant part "publiquement de sa compassion à l'égard de M. Sarkozy en soulignant les liens personnels qu'ils entretiennent". (AFP)
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  • Le garde des Sceaux a rencontré mercredi à la prison de la Santé à Paris l'ancien président de la République, un de ses mentors en politique
  • Mais la plainte des avocats est née bien avant, juste après des déclarations de M. Darmanin sur France Inter le 20 octobre, à la veille de l'incarcération de M. Sarkozy

PARIS: Ils accusent Gérald Darmanin de "prendre position": un collectif d'avocats a porté plainte auprès de la Cour de justice de la République (CJR) contre le ministre de la Justice pour son soutien implicite à Nicolas Sarkozy, à qui il a rendu visite en prison.

Le garde des Sceaux a rencontré mercredi à la prison de la Santé à Paris l'ancien président de la République, un de ses mentors en politique.

Mais la plainte des avocats est née bien avant, juste après des déclarations de M. Darmanin sur France Inter le 20 octobre, à la veille de l'incarcération de M. Sarkozy.

En confiant ce jour-là sa "tristesse" après la condamnation de M. Sarkozy et en annonçant lui rendre prochainement visite en prison, ce qu'il a fait depuis, M. Darmanin a "nécessairement pris position dans une entreprise dont il a un pouvoir d'administration", stipule la plainte que l'AFP a pu consulter.

M. Darmanin indiquait qu'il irait "voir en prison" M. Sarkozy pour s'inquiéter "de ses conditions de sécurité". Et d'ajouter: "J'ai beaucoup de tristesse pour le président Sarkozy", "l'homme que je suis, j'ai été son collaborateur, ne peut pas être insensible à la détresse d'un homme".

Ce collectif d'une trentaine d'avocats se dit dans sa plainte, portée par Me Jérôme Karsenti, "particulièrement indigné par les déclarations du garde des Sceaux" faisant part "publiquement de sa compassion à l'égard de M. Sarkozy en soulignant les liens personnels qu'ils entretiennent".

En "s'exprimant publiquement quant à sa volonté de rendre visite à M. Sarkozy en détention" ainsi "qu'en lui apportant implicitement son soutien", M. Darmanin a "nécessairement pris position" dans une entreprise dont il a aussi "un pouvoir de surveillance en tant que supérieur hiérarchique du parquet", déroulent les plaignants.

Juridiquement, ce collectif d'avocats porte plainte contre M. Darmanin pour "prise illégale d'intérêts", via une jurisprudence considérant que "l'intérêt" peut "être moral et plus précisément amical".

"Préjudice" 

"Il ne fait pas de doute que cet intérêt est de nature à compromettre l'impartialité et l'objectivité de M. Darmanin qui, en tant que ministre de la Justice, ne peut prendre position de cette manière dans une affaire pendante", argumentent les avocats.

Condamné le 25 septembre à cinq ans d'emprisonnement dans le dossier libyen pour association de malfaiteurs, l'ancien président a depuis déposé une demande de remise en liberté, que la justice doit examiner dans les prochaines semaines, avant son procès en appel en 2026.

Les propos de M. Darmanin sur France Inter avaient déjà ému la magistrature. Le plus haut procureur de France, Rémy Heitz, y avait vu un "risque d'obstacle à la sérénité" et donc "d'atteinte à l'indépendance des magistrats".

"S'assurer de la sécurité d'un ancien président de la République en prison, fait sans précédent, n'atteint en rien à l'indépendance des magistrats mais relève du devoir de vigilance du chef d'administration que je suis", s'était déjà défendu M. Darmanin sur X.

Pour le collectif d'avocats, "les déclarations" du ministre de la Justice, "suivies" de sa "visite rendue à la prison de la Santé", sont "susceptibles de mettre à mal la confiance que les justiciables ont dans la justice et leurs auxiliaires", que sont notamment les avocats.

Les "agissements" de M. Darmanin leur causent "ainsi un préjudice d'exercice et d'image qui rend nécessaire le dépôt de cette plainte auprès de la commission des requêtes" de la CJR, peut-on encore lire dans la plainte.

La CJR est la seule juridiction habilitée à poursuivre et juger les membres du gouvernement pour les crimes et délits commis dans l'exercice de leurs fonctions.