La guerre en Ukraine offre à la Turquie l’occasion d’un dégel avec l’Europe

Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, au centre, prononce un discours pour accueillir les délégations russe, sur la gauche, et ukrainienne avant leurs entretiens à Istanbul, le 29 mars 2022. (Service de presse du ministère ukrainien des Affaires étrangères via AP)
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, au centre, prononce un discours pour accueillir les délégations russe, sur la gauche, et ukrainienne avant leurs entretiens à Istanbul, le 29 mars 2022. (Service de presse du ministère ukrainien des Affaires étrangères via AP)
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Publié le Samedi 02 avril 2022

La guerre en Ukraine offre à la Turquie l’occasion d’un dégel avec l’Europe

La guerre en Ukraine offre à la Turquie l’occasion d’un dégel avec l’Europe
  • Ces dernières années, la Turquie a entretenu des relations difficiles avec l'Union européenne, exacerbées par son attitude combative envers la France et la Grèce
  • Les mois à venir seront révélateurs de la manière dont M. Erdogan traite ses relations avec les Européens et des avantages qu'il en retire

La Turquie a accueilli cette semaine un nouveau cycle de négociations entre l'Ukraine et la Russie. Aussi tragique que soit la guerre en Ukraine, elle est devenue une occasion pour Ankara d'améliorer ses relations avec l'Europe après une longue période de tension.

Ces dernières années, la Turquie a entretenu des relations difficiles avec l'Union européenne (UE), exacerbées par son attitude combative envers la France et la Grèce. Les relations entre la Turquie et la France se sont d'abord tendues au sujet de la Libye, les deux alliés de l'Organisation du traité de l’Atlantique nord (Otan) soutenant des camps opposés. Toutefois, l'animosité s'est accrue et a atteint un niveau personnel lorsque le président français, Emmanuel Macron, a déclaré, après la décapitation d'un instituteur par un fanatique, que l'islam avait besoin d'être «réformé». M. Erdogan a utilisé ce propos pour initier une campagne contre la France, accusant même Emmanuel Macron d'avoir des problèmes de santé mentale. Dans le même temps, le litige de longue date avec la Grèce au sujet de Chypre s'est intensifié en 2019, lorsque la Turquie a délimité sa frontière maritime avec la Libye, en traversant la Crète.

Cependant, alors que l'Europe faisait face à l'invasion russe en Ukraine, elle a trouvé en la Turquie un allié nécessaire, tandis qu'Ankara a saisi l'occasion de raviver sa relation avec l'UE. Le sommet de l'Otan de la semaine dernière a été l'occasion pour la Turquie et la France de réchauffer leurs relations. Des réunions ministérielles ont déjà eu lieu entre les deux pays. Leur coopération sur l'Ukraine les aidera également à se coordonner sur d'autres questions, comme la Syrie, la Libye et la Méditerranée orientale.

Malgré l'amertume passée entre M. Macron et le président turc, Recep Tayyip Erdogan, les intérêts de leurs pays respectifs les poussent à coopérer. La Turquie a essayé d'entrer dans l'UE. Cependant, son processus d'adhésion, qui a débuté en 2005, a d'abord échoué en raison de l’opposition féroce du président français, Nicolas Sarkozy. Une autre opportunité s'est présentée en 2016, lorsque la crise syrienne a provoqué un afflux de réfugiés vers le vieux continent. La Turquie était une zone tampon efficace et elle a conclu un accord avec l'UE, en vertu duquel elle a accueilli une grande partie des réfugiés et les a empêchés de se rendre en Europe. En contrepartie, Ankara s'est vu promettre des voyages sans visa pour les ressortissants turcs, en plus de 6 milliards d'euros et de la facilitation des échanges commerciaux.

Néanmoins, la tentative de coup d'État de 2016 en Turquie et les arrestations massives qui ont suivi, ont fourni l'excuse parfaite aux Européens pour se soustraire à un accord qu'ils ont été contraints de conclure afin de stopper l’afflux de réfugiés. Dès lors, les relations se sont dégradées, les Turcs ayant le sentiment d'avoir été trompés par l'Europe et devant supporter seuls le fardeau de 3,5 millions de réfugiés, l'Europe ne leur apportant qu'une aide minimale. La tension a atteint son paroxysme lorsque la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, était assise seule derrière M. Erdogan, alors que son collègue masculin était assis à côté du président turc. Ursula Von der Leyen a accusé M. Erdogan de lui manquer de respect parce qu'elle était une femme.

Les mois à venir seront révélateurs de la manière dont M. Erdogan traite ses relations avec les Européens et des avantages qu'il en retire.
 

Dr Dania Koleilat Khatib

Désormais, la Turquie assure une médiation dont les Européens espèrent qu'elle mettra fin au conflit ukrainien avec le moins de dégâts possible. Parallèlement, la position stratégique de la Turquie est indispensable à l'élaboration de toute politique visant à contenir la Russie. La guerre en Ukraine a éclaté à un moment où M. Erdogan s'est rendu compte qu'il avait provoqué beaucoup trop de problèmes et qu'il devait ressouder les liens avec d'anciens alliés qui étaient sur le point de devenir des ennemis. Cette décision a été largement influencée par la situation économique de la Turquie. Recep Tayyip Erdogan doit faire face à des élections dans un an et il ne peut pas se permettre une chute trop forte de la monnaie et une détérioration du niveau de vie.

Le président turc a commencé par s'impliquer auprès des pays arabes du Golfe, puis s'est tourné vers l'Europe. La crise ukrainienne a coïncidé avec ses efforts pour s'engager auprès de l'Europe. Outre sa médiation et le soutien qu'elle apporte à l'Ukraine grâce à ses drones Bayraktar – ainsi que son contrôle des détroits qui permettent l'accès de la marine russe aux eaux chaudes – la Turquie est également le point d'arrivée de l'oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan qui transporte 1 million de barils de pétrole par jour de l'Asie centrale vers la Méditerranée.

Malgré la coopération passée de la Turquie avec la Russie, Ankara et Moscou sont dans des camps opposés dans les conflits en Syrie, en Libye et dans le Caucase. La Turquie ne souhaite donc pas que la Russie gagne en Ukraine, car cela enhardirait Vladimir Poutine dans d'autres territoires. Les relations de la Turquie avec la France s'améliorant, les liens avec l'UE devraient également progresser. Il s'agit désormais de savoir comment M. Erdogan compte exploiter cette occasion au profit de son pays, quel rôle la Turquie va jouer et ce qu'elle va demander en retour. Bien entendu, cette crise constitue une occasion pour Recep Tayyip Erdogan de réaliser certains des gains qu'il n'a pu obtenir en 2005 et 2016.

Les mois à venir seront révélateurs de la manière dont M. Erdogan traite ses relations avec les Européens et des avantages qu'il en retire. Obtiendra-t-il des concessions en Libye, en Syrie et en Méditerranée orientale? La Turquie obtiendra-t-elle l'accès au marché commun et des déplacements sans visa pour les citoyens turcs? Ou s'agira-t-il d'une nouvelle déception?

 

Dania Koleilat Khatib est spécialiste des relations américano-arabes et plus particulièrement du lobbying. Elle est cofondatrice du Centre de recherche pour la coopération et la consolidation de la paix, une organisation non gouvernementale libanaise axée sur le processus Track II.

 

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
 

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com