La relation franco-allemande, clé de la nouvelle orientation sécuritaire de l'UE

Le président français Emmanuel Macron discute avec le chancellier allemand Olaf Scholz, en marge de la COP 27, le 7 novembre (Photo, AFP).
Le président français Emmanuel Macron discute avec le chancellier allemand Olaf Scholz, en marge de la COP 27, le 7 novembre (Photo, AFP).
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Publié le Vendredi 11 novembre 2022

La relation franco-allemande, clé de la nouvelle orientation sécuritaire de l'UE

La relation franco-allemande, clé de la nouvelle orientation sécuritaire de l'UE
  • Avec son élargissement en 2004, le fonctionnement interne de l'UE s'est complexifié
  • L'UE doit se transformer en un acteur géopolitique souverain doté de sa propre capacité de dissuasion militaire pour défendre ses intérêts

Si la relation bilatérale a longtemps été de la plus haute importance pour l'Europe, elle a aussi toujours été caractérisée par des querelles, voire de graves dissensions.
La mystification est compréhensible. La relation franco-allemande a été le fondement initial de l'Union européenne (UE), qui est née une société du charbon et de l'acier au début des années 1950, et elle reste l'axe central de l'UE. Sans la France et l'Allemagne – les acteurs les plus grands, les plus importants économiquement et politiquement, incarnant l'équilibre entre le Nord européen et le Sud méditerranéen – aucun progrès réel vers l'intégration européenne n'aurait été possible.
Mais avec son élargissement en 2004, le fonctionnement interne de l'UE s'est complexifié,  une nouvelle dimension venant s'ajouter à l'orientation traditionnelle nord-sud: l'Europe centrale et orientale. L'importance de cette dernière région n'a fait que croître depuis que le président russe, Vladimir Poutine, a envahi un pays voisin souverain et ramené la guerre à grande échelle sur le continent.
Quelle que soit l'évolution de ce conflit, la confiance entre l'Europe et la Russie s’est perdue de manière irréversible. L'agression de M. Poutine a radicalement changé les calculs stratégiques et créé les conditions d'un nouveau type de guerre froide en Europe centrale et orientale. Sa Russie représente une menace prévisible à long terme qui obligera l'UE et ses États membres à investir beaucoup plus dans la capacité à se défendre, à défendre leur système démocratique libéral et leurs principes par des moyens militaires.

Une trop grande méfiance entre la France et l'Allemagne pourrait conduire à des malentendus et à des erreurs des deux côtés
Joschka Fischer

En bref, l'UE doit se transformer en un acteur géopolitique souverain doté de sa propre capacité de dissuasion militaire pour défendre ses intérêts. Ce défi s'applique avant tout à l'Allemagne, et pas seulement parce qu'elle est l'État membre le plus peuplé, la plus grande économie, et qu'elle se trouve au cœur de l'Europe. Ses méfaits au cours du XXe siècle ont aussi de l'importance. C'est l'Allemagne qui, par deux fois, a mis le feu au continent européen, en commettant des crimes sans précédent sous la direction d'Adolf Hitler jusqu'à sa reddition inconditionnelle et sa partition.
Le principal agresseur de la première moitié du XXe siècle s'est ensuite transformé en un pays de commerçants et de fabricants pacifiques. En renonçant à la guerre et en poursuivant une politique pacifiste qui s'est profondément ancrée dans son peuple, l'Allemagne est devenue une championne mondiale de l'exportation. Au fil du temps, cette trajectoire d'après-guerre lui a permis d'établir une relation de confiance avec ses anciens ennemis, ce qui a constitué une condition préalable à la réunification pacifique de 1990.
Mais l'agression de Vladimir Poutine a brisé l'illusion que l'Allemagne pouvait rester indéfiniment un pays dépourvu de griffes. Après trente ans de paix et de stabilité relatives, l'Europe est à nouveau soumise à une menace militaire directe. En tant que première puissance économique de l'UE, l'Allemagne va devoir faire ses adieux au pacifisme et commencer à se réarmer, convertissant ainsi sa force économique en une monnaie stratégique.
Le pays s'est déjà engagé dans cette voie. Dans son discours Zeitenwende («moment décisif») prononcé à la fin du mois de février, le chancelier allemand, Olaf Scholz, a annoncé un nouveau fonds spécial de 100 milliards d'euros pour l'armée allemande. Il a ensuite ajouté une enveloppe de 200 milliards d'euros pour atténuer le choc de la flambée des prix de l'énergie. Mais ne vous y trompez pas: cette nouvelle Allemagne sera inévitablement considérée avec méfiance par ses voisins, notamment la France.
Seule puissance nucléaire de l'UE et seul État membre à disposer d'un siège permanent au Conseil de sécurité des nations unies (deux choses que l'Allemagne ne souhaite pas et ne réalisera jamais), la France se méfie clairement du nouveau rôle émergent de l'Allemagne. On ne sait toujours pas quel genre d'Europe la nouvelle Allemagne veut et cette incertitude a créé une insécurité inutile. Les maladresses et le manque de coordination du gouvernement allemand après le discours de M. Scholz n'ont pas arrangé les choses.
Une trop grande méfiance entre la France et l'Allemagne pourrait entraîner des malentendus et des erreurs de part et d'autre, donnant lieu à de véritables conflits qui mettront davantage en péril la sécurité européenne. Avec une guerre terrestre à grande échelle à la frontière, c'est exactement le contraire qui est nécessaire: une coopération et une collaboration beaucoup plus étroites entre les deux plus grands acteurs de l'UE, notamment dans le domaine des projets d'armement communs.
La situation s'est encore compliquée par le déplacement vers l'est du centre de gravité de l'UE et par la nouvelle promesse de l'UE d'étendre son adhésion à l'Ukraine, à la Géorgie et à la Moldavie. Ces nouveaux processus d'adhésion vont accélérer la transformation de l'UE d'un marché commun et d'un projet de modernisation en un acteur géopolitique. En outre, il existe des promesses d'adhésion qui datent et qui sont toujours non tenues pour les pays des Balkans occidentaux – sans parler de la question extrêmement complexe de la Turquie. Le rapprochement de ces pays est désormais clairement dans l'intérêt stratégique primordial de l'Europe.
Ces régions, ainsi que la Méditerranée orientale et l'Afrique du Nord et de l'Ouest, seront au cœur des préoccupations de la sécurité européenne au cours des prochaines décennies. L'Europe devra s'engager auprès d'elles, tout en collaborant étroitement avec ses partenaires transatlantiques par le biais d'une Organisation du traité de l’Atlantique nord (Otan) forte. La capacité de l'UE à y parvenir dépendra d'abord de la France et de l'Allemagne, qui doivent encore travailler ensemble en toute amitié et bonne foi, malgré les désaccords et les nouvelles complications, et coopérer avec tous les Européens pour soutenir leur projet commun.

Joschka Fischer, ministre des Affaires étrangères et vice-chancelier de l'Allemagne de 1998 à 2005, a été l'un des dirigeants du parti vert allemand pendant près de vingt ans.
Droits d’auteur: Project Syndicate, 2022.
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d'une tribune parue sur Arabnews.com