L’ascension et la chute imminente du parti Ennahdha en Tunisie

Le chef du parti Ennahdha, Rached Ghannouchi, après avoir voté lors des élections législatives à Tunis, le 6 octobre 2019. (Reuters)
Le chef du parti Ennahdha, Rached Ghannouchi, après avoir voté lors des élections législatives à Tunis, le 6 octobre 2019. (Reuters)
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Publié le Vendredi 13 novembre 2020

L’ascension et la chute imminente du parti Ennahdha en Tunisie

L’ascension et la chute imminente du parti Ennahdha en Tunisie
  • Depuis des années, le parti islamiste perd du soutien, des sièges et de l’influence
  • S’il a réussi à maintenir sa position de principale formation politique lors des élections de l’an dernier, c’est surtout en raison de la fragilité des autres partis

Près de neuf ans après sa réapparition en tant que force politique dominante, le mouvement Ennahdha traverse à présent sa crise politique et culturelle la plus importante. Depuis des années, le parti islamiste perd du soutien, des sièges et de l’influence. Après avoir enregistré un pic de 1,5 million de voix et 89 sièges en 2011, il n’a obtenu que 947 034 voix et 69 sièges en 2014, puis seulement 561 132 voix et 53 sièges en 2019.

Ennahdha a subi une perte massive au profit des nouvelles formations politiques, notamment le parti Au cœur de la Tunisie, qui s’est imposé comme le deuxième le plus représenté en 2019 avec 38 sièges, suivi par le Courant démocrate (22 sièges). Ce déclin continu découle, certes, de plusieurs facteurs. Le mouvement islamiste en Tunisie a ancré son positionnement politique autour des valeurs démocratiques, qu’il prétend partager avec les forces politiques laïques du pays, allant jusqu’à déclarer que la démocratie et l’État de droit sont les seules garanties pour lutter contre la dictature.

De nombreux partis politiques, dont le Congrès de la République (El-Mottamar) et le Forum démocratique pour le travail et les libertés (Ettakatol), sont tous deux des partis laïques. Ils ont accordé leur confiance aux dirigeants d’Ennahdha et accepté de faire équipe avec eux. Une forte coalition a donc été formée afin d’empêcher le retour éventuel du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), qui a gouverné le pays de 1956 à 2011. C’est cette plate-forme politique théorique qui a scellé un accord entre les trois partis après la révolution.

Rapidement, des signes de désaccord ont toutefois fait surface, lorsque Ennahdha a dévoilé ses attitudes hégémoniques et renoncé à dissimuler son véritable programme. Outre les nombreuses personnalités de haut rang issues de l’ancien régime qu’il a accueillies dans sa structure politique, il est allé jusqu’à adopter la stratégie du régime évincé qui voulait étouffer les principales institutions de l’État.

Les infiltrations politiques dans les services publics et les entreprises d’État ont commencé aussitôt que Hamadi Jebali a été nommé Premier ministre par le mouvement Ennahdha. Les forces de police, le système judiciaire, l’armée, l’administration, les syndicats et quasiment tous les organismes politiques et commerciaux vitaux ont été infiltrés de manière rapide et systématique selon le principe islamiste du Tamkine: contrôler pour imposer par la suite leurs pratiques. Des milliers d’islamistes ont été nommés dans des institutions gérées par l’État, ce qui témoigne de l’interprétation d’Ennahdha du principe de l’«État de droit» pour devenir «État du parti». Cet alignement des islamistes sur les valeurs universelles n’était qu’une façade. Il était moins le résultat de leur engagement envers ces valeurs qu’une stratégie partant du principe: «Accepte aujourd’hui ce que tu peux changer demain.»

La Constitution de la Tunisie stipule dans son préambule que l’Islam est la religion officielle de la Tunisie. Il affirme le lien entre l’État et les institutions religieuses, et laisse entrevoir la possibilité de réinterpréter la Constitution un jour ou l’autre. Le chef du parti Ennahdha, Rached Ghannouchi, voyait dans la stratégie d’infiltration, combinée au «clientélisme», d’une part, et à la fragilité des grands partis laïques, d’autre part, un moyen de s’assurer une mainmise durable sur l’État et une domination permanente de la scène politique.

Par ailleurs, cette stratégie a été minée par la corruption, l’incompétence et les changements géopolitiques régionaux et internationaux. On a vu surgir des signes de conflits internes, alimentés par la position hégémonique de Ghannouchi et de son entourage; un cercle qui rassemblait les membres de sa famille et des dirigeants islamistes à la réputation souvent entachée de soupçons de transactions financières douteuses et de corruption. On ne cesse de faire allusion aux relations d’Ennahdha avec des groupes terroristes au Moyen-Orient, sans toutefois parvenir à les prouver. Ces accusations ont été proférées par des journalistes et des avocats qui enquêtent sur des assassinats politiques et sur le financement et le départ d’extrémistes vers la Syrie et la Libye.

Aux niveaux social et moral, le mouvement islamiste est parvenu à entraver le développement du bourguibisme moderniste (du nom de Habib Bourguiba, héros de l’indépendance et premier président de la Tunisie).

De surcroît, Ennahdha a disséminé dans le pays ses partisans et ses adeptes extrémistes via de nombreuses organisations islamistes, qui bénéficient pour la plupart de subventions aux origines douteuses. Ces organisations ont monté des «tentes de prosélytisme» où elles recrutent des jeunes et prônent la mise en œuvre de leur conception des valeurs islamiques, bien en dehors du cadre de la Constitution du pays.

Ennahdha cherche avant tout à faire ressurgir un conservatisme exacerbé, enseveli sous des décennies de modernité imposée par les politiques de Bourguiba. En outre, le parti entend faciliter l’instauration d’une société islamiste nonobstant les valeurs universelles laïques inscrites dans la Constitution tunisienne. Les islamistes avancent que la Constitution a été rédigée par des parlementaires élus et qu’elle pourrait donc être réécrite.

Sur le plan moral, le mouvement islamiste doit sa popularité aux persécutions dont il a été victime au cours du règne de Bourguiba et de Zine el-Abidine Ben Ali. Voilà pourquoi ses adeptes considèrent qu’ils ont droit à une revanche; une forme de dédommagement moral pour les maltraitances infligées à leurs partisans et à leurs familles. Cette «indemnisation» a été d’abord réalisée sur le plan politique, puisque Ennahdha a accédé au pouvoir et a ainsi pu restaurer l’honneur de ses membres en guise de compensation.

Neuf ans plus tard, Ennahdha voit sa popularité et son intégrité s’effriter. Les chiffres des élections attestent de l’érosion de son pouvoir politique. Si ce parti a réussi à maintenir sa position de principale formation politique lors des élections de l’an dernier, c’est surtout en raison de la fragilité des autres partis, non grâce à sa propre popularité ou ses performances.

Ennahdha sera contraint, soit d’opérer des changements de fond qui tiennent compte du principe de l’État de droit dans un pays laïque et démocratique, soit de se retirer de la scène politique.

Dr Hedi ben Abbes

En raison de la décadence politique et éthique, Ennahdha traverse une crise d’envergure. Le secrétaire général du parti, Zied Ladhari, un jeune politicien prometteur et avisé, a présenté sa démission en affichant ouvertement son désaccord, voire son hostilité, à l’égard de Ghannouchi et de son entourage. Lotfi Zitoun, conseiller politique du parti et personnalité la plus libérale, a également démissionné de ses fonctions; pour lui, le parti frôlait l’effondrement.

Par ailleurs, d’autres membres de premier plan, tels Abdellatif Mekki et Mohammed ben Salem, ne sont pas moins hostiles, et ont critiqué vivement Ghannouchi en public, l’appelant à démissionner de son poste de dirigeant du parti. Abdelhamid Jlassi, une autre figure de proue du parti, a démissionné le 5 mars. Il a accusé Ghannouchi et ses partisans de piller les ressources financières de la Tunisie.

Le parti est balayé par une vague de panique. Les élections internes, prévues avant la fin de l’année, représentent un test décisif. Ennahdha sera contraint, soit de réaliser des changements de fond qui tiennent compte du principe de l’État de droit dans un pays laïque et démocratique, soit de se retirer de la scène politique.

Dr Hedi Ben Abbes est ancien secrétaire d’État tunisien aux Affaires étrangères.

NDLR : Les opinions exprimées par les auteurs dans cette section sont les leurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.

Ce texte est une traduction d’un article paru sur Arabnews.com