La volonté de l’Algérie d’adhérer aux Brics n’est peut-être pas un pari aussi risqué

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Publié le Dimanche 27 novembre 2022

La volonté de l’Algérie d’adhérer aux Brics n’est peut-être pas un pari aussi risqué

La volonté de l’Algérie d’adhérer aux Brics n’est peut-être pas un pari aussi risqué
  • Si elle est bien gérée, l’Algérie pourrait passer de l’achat de la paix sociale à des prix élevés au développement d’une économie industrialisée de 500 milliards de dollars
  • C’est un pari intelligent au milieu d’un ballottement des relations avec l’Occident, d’une aggravation des tensions avec les voisins et d’une influence progressivement décroissante dans la région arabe

Plus tôt ce mois-ci, l’Algérie a officiellement demandé à rejoindre les Brics, un bloc de ce qui était autrefois des économies émergentes à croissance rapide. Il est composé du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud. C’est l’aboutissement d’une décision attendue, mais finalement surprenante.

Fondé peu après la crise financière mondiale de 2008, le bloc est un regroupement de pays quelque peu inhabituels. Il est souvent perçu par les pays du Sud comme une solution de rechange au soi-disant «système occidental» qui fait essentiellement partie de l’hégémonie économique américano-européenne.

Depuis, ledit bloc symbolise un changement radical au niveau de la géopolitique mondiale et du pouvoir économique, s’éloignant d’un G7 très exclusif vers une étrange fusion qui, en surface, recherche l’équité et la parité régies par des intérêts mutuels. Cependant, la réalité est quelque peu différente et, pour tout vous dire, assez décevante. En effet, les cinq membres originels représentent plus d’un quart de la superficie terrestre mondiale, environ 40% de sa population et plus de 26 000 milliards de dollars (1 dollar = 0,96 euro) de produit mondial brut. Toutes leurs économies sont perpétuellement en croissance. Il serait donc imprudent de négliger ou de marginaliser le potentiel inexploité de ce groupe naissant, ainsi que sa puissance économique et politique toujours croissante, dans un monde qui penche fortement vers la multipolarité.

Il y a dix ans, il aurait été difficile d’imaginer que ce bloc de puissance émergent ait une incidence sur les pays du Sud, en particulier dans le monde arabe, au-delà de simples platitudes ou de gestes superficiels de «bonne volonté» diplomatique. Pourtant, les nations des Brics ont fini par faire partie intégrante de l’évolution constante de l’Algérie qui, au départ, était le supporter principal du Mouvement des non-alignés, obsédé par le maintien de relations équidistantes dans un monde de pôles en constante évolution. Il a peut-être été bénéfique pour le pays nord-africain dans un monde bipolarisé tout au long de la guerre froide et a également aidé Alger à ne pas céder au «charme» occidental pendant la brève unipolarité entre la chute du mur de Berlin et l’invasion américaine de l’Irak – en dépit de la guerre civile de 1991-2002.

Ces dernières années, cependant, cet ordre mondial unilatéral s’est en grande partie estompé, créant le type d’environnement ou de paysage géopolitique multipolaire dans lequel l’Algérie pense pouvoir prospérer, à condition d’être en adéquation avec les «bons» partenaires. En tant que plus grand exportateur de gaz d’Afrique, fournissant environ 11% du gaz naturel consommé en Europe, l’Algérie regorge de potentiel et est manifestement capable de faire preuve d’une générosité suffisante pour contribuer de manière significative aux Brics. D’ici la fin de l'année, l’Algérie devrait recueillir des gains de près de 50 milliards de dollars grâce aux seules exportations d’énergie, un chiffre qui augmentera probablement à mesure que la frénésie des investissements – l’expansion de ses capacités d’extraction et d’exportation de combustibles fossiles – commencera à porter ses fruits. En d’autres termes, cela se poursuivra tant que la guerre en Ukraine fera rage.

Si elle est bien gérée, l’Algérie pourrait passer de l’achat de la paix sociale à des prix élevés au développement d’une économie industrialisée de 500 milliards de dollars, surclassant le Nigeria, l’Égypte et l’Afrique du Sud pour devenir la plus grande du continent africain en une décennie environ. Rejoindre les Brics accélérerait sans aucun doute une telle transformation étant donné que les cinq membres ont des économies assez diversifiées bien qu’ils soient collectivement – et ironiquement – qualifiés de «bloc mondial des matières premières».

Au-delà des justifications purement économiques, les Brics ne sont pas une simple alliance économique de partenaires partageant les mêmes idées mais aussi une coalition politique qui reste étonnamment bien soudée malgré l’étrange combinaison de démocraties libérales et de régimes autoritaires. Une telle dynamique est assez attrayante pour les pays qui en ont assez ou sont exaspérés par l’ingérence occidentale et l’interventionnisme imprudent en faveur de versions idéalisées de la démocratie qui sont assez coûteuses et trop peu, voire pas du tout, bénéfiques.

«La Russie et la Chine, les principaux piliers du bloc, saluent les intentions de l'Algérie.»-  Hafed al-Ghwell

Ainsi, la décision de rejoindre les Brics est presque une évidence pour un certain nombre de raisons, politiques, socioéconomiques et géopolitiques habituelles mais aussi en termes d’ambitions régionales d’Alger qui consistent principalement à obtenir la reconnaissance du Front Polisario et à prendre l’avantage sur le Maroc au-delà du Sahara Occidental pour devenir un leader régional/continental. De plus, la décision d’Alger de collaborer étroitement avec les Brics est également motivée par l’inquiétude omniprésente de l’Occident concernant le refus d’Alger de renoncer à ses liens militaires et de défense étendus avec Moscou, tout en se faisant plaisir avec certains de ses voisins du nord et en déroulant le tapis rouge pour Pékin.

Cette tendance à considérer le désir de l’Algérie d’avoir une «place au soleil» comme une sorte de «perte» pour l’Occident montre les perceptions et les hypothèses erronées de ce dernier. Il s’agit du sous-produit d’une politique étrangère qui considère continuellement le monde comme deux moitiés distinctes. En termes simples, à Bruxelles et à Washington, et peut-être à Londres, la mentalité têtue du « Vous êtes avec ou contre nous » oblige souvent les pays émergents à mettre leurs propres intérêts de côté afin de rester sous l’emprise du parapluie sécuritaire de l’Occident, de ses coffres bien garnis ou des deux. Cette formule a peut-être fonctionné il y a des décennies puisqu’il n’y avait pas de solution de rechange viable pour faciliter les transformations d’États rentiers en mastodontes régionaux, un peu comme ce que l’Algérie tente de faire dans la Méditerranée occidentale et les régions sahélo-sahariennes afin de capitaliser sur la très grande attention accordée à ses hydrocarbures.

C’est un pari intelligent au milieu d’un ballottement des relations avec l’Occident, d’une aggravation des tensions avec les voisins et d’une influence progressivement décroissante dans la région arabe, même après le succès du récent sommet de la Ligue arabe organisé par le pays. Il n’y a pas de plus grande approbation pour la décision de l’Algérie de demander l’adhésion au bloc que l’intérêt exprimé par la Turquie et l’Égypte pour renforcer leurs liens avec le bloc, ou chercher également à y adhérer directement.

En outre, la Russie et la Chine, les principaux piliers du bloc, ont également salué les intentions de l’Algérie, bien que leurs commentaires soient rapidement modulés en insistant sur le fait que la question est à l’étude. Malgré les demandes d’adhésion de l’Argentine et de l’Iran, le bloc a connu sa dernière accession il y a onze ans, ce qui tempère toute attente d’adhésion pour l’Algérie d’ici l’année prochaine pour former un Brics+, ou un autre acronyme plus approprié.

Pour l’instant, il est un peu prématuré de prédire comment cela se déroulera. À première vue, les avantages de l’adhésion de l'Algérie sont quelque peu déséquilibrés, favorisant bien plus le pays d’Afrique du Nord que le bloc économique. D’autre part, accueillir l’Algérie pourrait également ouvrir les vannes et voir d’autres pays se joindre également au bloc. Ainsi, les éventuels pays des Brics+ pourraient contrôler jusqu’aux deux tiers de l’économie mondiale, une éventualité alarmante que l’Occident ne peut ignorer.

En fin de compte, la voie à suivre est trouble et confuse, au moment où les pays redoublent d’efforts pour poursuivre leurs propres intérêts stratégiques. Selon les estimations de l’Algérie, peut-être qu’un pari aussi risqué pourrait protéger ses intérêts plus que de s’en tenir à un acte solitaire obstiné dans un monde en évolution rapide éclipsé par les conflits, la récidive d’acteurs malveillants, les changements climatiques et les difficultés économiques, ainsi que des menaces aggravées pour la sécurité de l’alimentation mondiale, de l’eau et de l’énergie.

Hafed al-Ghwell est chercheur principal et directeur exécutif de l’Initiative stratégique d’Ibn Khaldoun au Foreign Policy Institute de la John Hopkins University School of Advanced International Studies à Washington. Il a précédemment occupé le poste de président du conseil d’administration du Groupe de la Banque mondiale.

Twitter: @HafedAlGhwell

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

 

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com