L’ère Biden s’annonce difficile pour la Turquie

Joe Biden serre la main du président turc Recep Tayyip Erdogan (à droite) dans le palais présidentiel turc à Ankara (Photo, AFP).
Joe Biden serre la main du président turc Recep Tayyip Erdogan (à droite) dans le palais présidentiel turc à Ankara (Photo, AFP).
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Publié le Mardi 17 novembre 2020

L’ère Biden s’annonce difficile pour la Turquie

L’ère Biden s’annonce difficile pour la Turquie
  • La liste des problèmes qui tendent les relations entre la Turquie et les États-Unis est longue
  • L’un des défis les plus pressants est l’achat d'un système de défense aérienne de fabrication russe

L'époque où le président turc, Recep Tayyip Erdogan, avait l’oreille du président américain Donald Trump touche à sa fin. Joe Biden, le président élu, avait lancé un avertissement au début de sa campagne électorale: «La Turquie est le vrai problème», ou même: «Erdogan paiera un lourd tribut.» Tels étaient ses propos, qui évoquaient de sombres nuages sur les relations entre la Turquie et les États-Unis.

La liste des problèmes qui tendent les relations entre les deux pays est longue. Les défis les plus pressants sont l’achat d'un système de défense aérienne de fabrication russe, l'expulsion d’Ankara du programme des F-35, des avions de chasse de cinquième génération, la question kurde, l'affaire de la Halkbank, ainsi que l'extradition de Fethullah Gülen, un religieux turc.

L’achat en Turquie du système russe de défense aérienne S-400 fait l’objet de vives critiques aux États-Unis depuis plus d’un an. L’accord bipartite dans les deux chambres du Congrès pour imposer les mesures de Caatsa (Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act) a constamment été bloqué par Trump.

Malgré l’objection américaine évidente, Erdogan insiste sur la nécessité d’obtenir ce système de défense. Le soumissionnaire conforme offrant les plus bas prix parmi ceux qui ont répondu à son appel d’offres était la Russie, ce qui explique l’achat. Le matériel a été payé, livré et les premiers tests ont déjà été effectués. La Turquie considère donc l’accord comme conclu.

L'objection des États-Unis est motivée par la crainte de voir le S-400 identifier des failles dans les avions de combat américains F-35. Cette affirmation ne tient pas car il n'est pas nécessaire de déployer le S-400 en Turquie pour identifier ces failles. Elles pourraient tout aussi bien être identifiées quand le système est déployé en dehors du pays.

En outre, les États-Unis refusent la présence d’un système de défense aérienne russe dans l’arsenal d’un pays de l’Otan: cette exigence est fragile, car une version du système russe existe en Grèce, le S-300. Ankara se demande donc pourquoi cela pose un problème en Turquie, et non en Grèce.

Un autre sujet controversé est l'expulsion de la Turquie du programme de coproduction des F-35. Près de neuf cents composants de l'avion sont fabriqués en Turquie. Ankara a déjà annoncé officiellement son intention d'acheter cent chasseurs F-35. La fabrication de l'un des avions destinés à la Turquie est terminée. Les pilotes turcs sont formés pour les piloter, mais avec l'achat du S-400, les États-Unis ont décidé d'expulser la Turquie. En dehors des aspects militaires et diplomatiques, les dimensions commerciales, juridiques et financières doivent être réglées.

La question kurde est un sujet dont Biden discute avec Erdogan depuis l’époque à laquelle il était vice-président de l'administration Obama. Au cours de sa propre campagne présidentielle, Biden a continué à critiquer la tolérance de Trump vis-à-vis de la présence de troupes turques sur le territoire syrien contrôlé par les Kurdes. Il a également critiqué l'attitude répressive de la Turquie envers cette communauté ethnique que les États-Unis soutiennent, financent, forment et équipent.

L’un des plus grands tourments d’Erdogan est sans doute l’intervention de Trump dans le processus judiciaire d’une banque publique turque, la Halkbank, dans le cadre du contournement de l’embargo américain sur l’Iran. Un article publié dans le New York Times du 29 octobre par Eric Lipton et Benjamin Weiser révèle de nouveaux faits, jusque-là partiellement inconnus en Turquie. Ses auteurs affirment qu’Ankara a fait pression sur le président Trump pour annuler une enquête qui menaçait non seulement la Halkbank, mais aussi un grand nombre de personnalités politiques en Turquie.

Selon l'article, Geoffrey Berman, procureur fédéral de Manhattan, aurait reçu, à sa grande surprise, une demande du procureur général américain William P. Barr pour bloquer l'enquête sur la Halkbank. Il déclare que le ministère de la Justice accepterait de mettre fin aux enquêtes civiles et pénales qui impliquent la banque et ses fonctionnaires liés à des personnalités politiques en Turquie. Si Biden ouvre cette boîte de Pandore, cela déclenchera un tsunami politique en Turquie.

Par ailleurs, l’administration Trump a donné l’impression que la demande d’extradition de Gülen n’avait pas été suffisamment étayée, si bien que le processus ne s’est pas concrétisé. L'administration Biden va certainement porter encore moins d'intérêt à son extradition.

Malgré ce sombre tableau, la Turquie et les États-Unis restent des alliés de l'Otan. La Turquie possède la deuxième armée la plus puissante de cette organisation après les États-Unis. Les intérêts communs sont nombreux, et des missiles à ogives nucléaires sont stockés en Turquie.

Que Washington le veuille ou non, Ankara est un acteur important au Moyen-Orient. Alors, malgré les appréhensions de la nouvelle administration Biden au sujet d'Erdogan, les deux pays finiront certainement par trouver un terrain d'entente pour protéger ces intérêts.

Yasar Yakis a été ministre des Affaires étrangères en Turquie; il est membre fondateur du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir.

Twitter: @yakis_yasar

NDLR: Les opinions exprimées par les rédacteurs de cette section sont les leurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d'Arab News.

Ce texte est la traduction d’une tribune parue sur www.Arabnews.com