Le Dialogue de Manama redéfinit les règles des négociations avec l’Iran

Le ministre des Affaires Étrangères saoudien, le prince Faisal ben Farhan prononce un discours lors du Dialogue de Manama pour la sécurité dans la capitale de Bahreïn, le 5 décembre 2020 (Photo, AFP).
Le ministre des Affaires Étrangères saoudien, le prince Faisal ben Farhan prononce un discours lors du Dialogue de Manama pour la sécurité dans la capitale de Bahreïn, le 5 décembre 2020 (Photo, AFP).
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Publié le Mercredi 09 décembre 2020

Le Dialogue de Manama redéfinit les règles des négociations avec l’Iran

Le Dialogue de Manama redéfinit les règles des négociations avec l’Iran
  • Un consensus s'est dégagé sur le fait que l’accord sur le nucléaire ne peut plus servir de base pour une entente avec l’Iran
  • Les discussions sur la Palestine ont sans doute désabusé les participants israéliens par rapport à l’idée que la normalisation se ferait aux dépens des Palestiniens, puisque les représentants du CCG ont clairement indiqué que ce ne serait pas le cas

Le Dialogue de Manama a pris fin dimanche après deux jours de discussions intenses, dont la plupart ont eu lieu en personne, et s’est focalisé comme chaque année sur la sécurité dans le Golfe. Les responsables et experts américains, asiatiques et européens ont partagé avec leurs homologues du Golfe une évaluation très similaire des menaces sécuritaires dans la région. Ils ont également évoqué la manière de faire face à ces menaces durant l’année à venir, avec une nouvelle administration à Washington et en prenant en compte le comportement de l’Iran depuis la conclusion de l’accord sur le nucléaire en 2015.

Les experts militaires ont donné des détails sur la manière dont leurs forces combinées dans la région du Golfe ont contré les provocations maritimes de l’Iran, qui étaient nombreuses il y a quelques années, mais qui sont mieux contenues à présent. La supériorité militaire conventionnelle du Conseil de coopération du Golfe (CCG) et de ses partenaires américains et britanniques a généralement empêché l’Iran de déclencher ou de provoquer une guerre conventionnelle.

Afin de pallier cette supériorité militaire alliée, l’Iran a eu recours à une guerre asymétrique. On peut citer comme exemple ses attaques contre les installations pétrolières saoudiennes en 2019 et d’autres cibles civiles dans le pays, parfois à l’aide de milices alliées. Peu après la révolution iranienne de 1979, Téhéran a commencé à utiliser des tactiques et des stratégies non conventionnelles, illégales pour la plupart, pour entraîner, armer et endoctriner les terroristes et les milices religieuses, et ce afin de pénétrer dans les pays voisins. Ces efforts se sont intensifiés après le Printemps arabe de 2011 et surtout après la conclusion de l’accord sur le nucléaire en 2015, Aujourd’hui, l’Iran compte des drones dans son arsenal, des armes électroniques à des buts de cyberguerre, un programme de missiles balistiques à jour, et d’autres tactiques non militarisées.

Lors des discussions à Manama, un consensus s'est dégagé sur le fait que le Plan d'action global commun, connu sous son acronyme anglais JCPOA, ne peut plus servir de base pour un accord avec l’Iran. Il faudrait préciser les délais, les inspections, les niveaux d’enrichissement et les normes de sécurité, mais surtout, un mécanisme plus solide pour freiner le programme de missiles balistiques et les activités régionales de Téhéran. Même l’Allemagne, l’un des partisans les plus fervents du JCPOA, semble maintenant être favorables à «une mise à jour de l’accord». Miguel Berger, secrétaire permanent du ministère des Affaires Étrangères allemand, affirme que quoi qu’il préfère le retour à la « pleine conformité de l’Iran à l’accord sur le nucléaire », ceci « n’est pas suffisant. Nous devons aborder la question du rôle de l’Iran dans la région et relever les défis posés par son programme de missiles balistiques ».

La marche à suivre est cependant moins claire. Le prince Turki Al-Faisal a d’ailleurs demandé : « Si vous revenez vers l’accord sur le nucléaire en levant les sanctions économiques et financières, quelle motivation aurait l’Iran pour satisfaire vos demandes en ce qui concerne les questions régionales et balistiques ? » D’aucuns semblent être favorables à une conformité totale, suivie de négociations sur la mise à jour de l’accord, ce qui entraînerait une levée des sanctions. D’autres estiment que l’Iran devrait d'abord revenir à la pleine conformité, après quoi les États-Unis peuvent commencer à lever les sanctions, parallèlement aux négociations.

Aucune conclusion claire n’a été déterminée face aux questions sur l’ordre des étapes à suivre. Tout le monde est conscient de l’arrivée d’une nouvelle administration à Washington en janvier, et qu’elle n’a pas encore évoqué cette question, à part quelques commentaires du président-élu Joe Biden dans la presse. Ses rares allusions au sujet indiquent qu’il veut prendre le pouls de la région avant de raviver le JCPOA, que ce soit dans son format actuel ou dans un autre. Mais ses commentaires restent d’ordre général, et ne peuvent être considérés comme une politique officielle de la prochaine administration.

M. Berger, quant à lui, a proposé un échéancier serré, puisque l’administration Biden entre en fonction le 20 janvier, et que l’Iran prévoit ses élections présidentielles à la mi-juin. Il assure que l’Allemagne souhaite « faire des progrès dans les mois à venir afin de se diriger vers la conformité envers le JCPOA. La mise à jour se ferait en parallèle d’une discussion sur la sécurité régionale… Il est impossible de vous donner plus de détails, car je pense que nous devons en discuter d’abord avec la nouvelle administration américaine ».

Si le délai des nouvelles négociations avec l’Iran est incertain, il y a un consensus sur le fait que la région, en particulier les États du CCG, devrait être impliquée de manière significative. Absents lors des négociations qui ont mené au JCPOA, les États du CCG sont pourtant les plus touchés par le programme nucléaire iranien. Ils sont aussi les plus touchés par son programme de missiles balistiques, et ont été les destinataires de ses instruments de guerre asymétrique. Une simple « écoute » des voix régionales n’est pas suffisante ; une représentation officielle à la table de négociation serait nécessaire pour garantir un accord viable par rapport aux acteurs régionaux.

Outre la sécurité du Golfe, la question palestinienne a dominé les discussions à Manama. Les intervenants ont plaidé pour relier les deux questions, car une résolution équitable du conflit israélo-palestinien permettrait à Israël de normaliser sa présence dans la région et priverait l’Iran d’un prétexte de se mêler des affaires arabes. Ils ont tous évoqué l’Initiative de paix arabe comme étant la base idéale pour une telle résolution. Elle stipule la normalisation totale avec Israël en échange d’un accord de paix avec les Palestiniens qui comprendrait un État propre à eux calqué sur les frontières de 1967, avec Jérusalem-Est pour capitale.

Les discussions sur la Palestine ont enregistré les échanges les plus animés d’un évènement plutôt calme. Le prince Turki, notamment, a fustigé Israël pour sa longue histoire de maltraitance des Palestiniens, dont il a parlé en détails, et les interlocuteurs israéliens semblaient interloqués. Le ministre des Affaires Étrangères israélien, Gabi Ashkenazi, a tenté de paraître plus conciliant et moins triomphaliste que le Premier ministre, Benjamin Netanyahou, mais il n’a pas pu offrir plus qu’une volonté de négocier avec les Palestiniens, sans traiter des questions fondamentales soulevées par les intervenants du CCG. Les discussions sur la Palestine ont sans doute désabusé les participants israéliens par rapport à l’idée que la normalisation se ferait aux dépens des Palestiniens, puisque les représentants du CCG ont clairement indiqué que ce ne serait pas le cas.
 

Le Dr. Abdel Aziz Aluwaisheg est le secrétaire général adjoint du Conseil de coopération du Golfe pour les affaires politiques et la négociation, et un chroniqueur pour Arab News.

Twitter : @abuhamad1

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com.