Les ajustements d’Erdogan face aux nouveaux défis de l’ère Biden

Avec Trump sur le départ et une présidence de Biden beaucoup moins indulgente sur le manque de fiabilité d'Erdogan en tant qu'allié de l'Otan, il est possible que le président turc trouve également en Poutine un interlocuteur moins accommodant que par le passé. (AP)
Avec Trump sur le départ et une présidence de Biden beaucoup moins indulgente sur le manque de fiabilité d'Erdogan en tant qu'allié de l'Otan, il est possible que le président turc trouve également en Poutine un interlocuteur moins accommodant que par le passé. (AP)
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Publié le Vendredi 18 décembre 2020

Les ajustements d’Erdogan face aux nouveaux défis de l’ère Biden

Les ajustements d’Erdogan face aux nouveaux défis de l’ère Biden
  • Les États-Unis ont annoncé lundi des sanctions contre la Turquie, au titre de la loi intitulée «Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act», en raison de l’achat par Ankara du système de défense antimissile russe S-400
  • Les sanctions américaines et européennes, bien que légères, pourraient décourager les investissements en Turquie, ce qui est préjudiciable à une économie déjà sous tension

Les États-Unis ont annoncé lundi des sanctions contre la Turquie, au titre de la loi intitulée «Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act», en raison de l’achat par Ankara du système de défense antimissile russe S-400. Ces sanctions empêcheront la Turquie d'accéder aux produits et aux technologies de défense américains, et imposeront des gels d'avoirs et des restrictions de visa à quatre hauts fonctionnaires de la présidence des industries de la défense. Le communiqué officiel des États-Unis note que l'acquisition du système de missiles russe «mettrait en danger la sécurité de la technologie et du personnel américains». On s'attend à ce que l'administration entrante de Biden maintienne les sanctions, car elle s'est également opposée à l'achat du S-400 et à la désunion au sein de l'Otan que l'acquisition turque a provoquée.

L'Union européenne avait également annoncé des sanctions contre un nombre indéterminé de fonctionnaires et d'entités turques quelques jours plus tôt. Ces sanctions étaient liées au différend concernant l’exploration gazière en Méditerranée orientale, dans lequel la Turquie s'est engagée avec la Grèce et Chypre. Athènes a blâmé le «bloc Berlin-Rome-Madrid» pour sa réponse douce à l'agressivité turque. Il avait appelé à un embargo sur les armes contre la Turquie, mais l'Italie et l'Allemagne sont les principaux fournisseurs d'armes de son voisin hostile.

Les sanctions américaines et européennes, bien que légères, pourraient décourager les investissements en Turquie, ce qui est préjudiciable à une économie déjà sous tension. La monnaie nationale s'est dépréciée de 24% cette année, tandis que le taux d'inflation est de 12%. Le troisième trimestre a vu le produit intérieur brut augmenter de 6,7% en raison de l'ouverture de l'économie et d'une relance gouvernementale sous la forme de taux d'intérêt bas, de dépenses budgétaires et d'une augmentation du crédit. Cependant, la récente augmentation des infections au coronavirus, couplée à des taux d'intérêt plus élevés, réduira la croissance au quatrième trimestre, de sorte que la croissance globale cette année sera nulle, avant de passer à 4% l'année prochaine.

La victoire de Joe Biden à l'élection présidentielle américaine pose de nouveaux problèmes: le président turc, Recep Tayyip Erdogan, était proche de son homologue américain Donald Trump, qui a soutenu la Turquie à des moments cruciaux, en particulier en Syrie. Il est maintenant nécessaire de revoir les politiques nationales et régionales de la Turquie. Ainsi, sensible aux préoccupations de Biden, Erdogan a déjà annoncé qu’il préparait un nouveau plan d’action concernant les droits de l’homme.

Le président turc tente également de rétablir les liens avec Israël. Erdogan a nommé cette semaine un loyaliste du parti hébreu, qui n’est pas un diplomate de carrière, ambassadeur d’Ankara en Israël. Les liens diplomatiques entre les deux pays se sont dégradés en mai 2018 après les violences israéliennes à Gaza et la décision prise par Trump de déplacer l'ambassade américaine à Jérusalem. Depuis le mois de novembre cependant, des pourparlers importants ont eu lieu entre les chefs des renseignements turcs et israéliens au sujet de l'amélioration des relations diplomatiques et de leurs intérêts régionaux.

Le président turc hésitera à choisir entre les États-Unis et la Russie, il cherchera plutôt à osciller entre eux.

Talmiz Ahmad

 

En plus de vouloir plaire à Biden, la Turquie est également désireuse de se réconcilier avec Israël en raison de ses intérêts énergétiques partagés en Méditerranée. Ankara veut relancer l'idée d'un projet de gazoduc israélien qui irait vers l'Europe en passant par la Turquie. Il souhaite également coordonner leur approche du Caucase, après que la Turquie et Israël ont soutenu l'Azerbaïdjan dans son récent conflit avec l'Arménie au sujet du Haut-Karabakh. Ils pourraient également être tentés de forger un partenariat trilatéral avec l'Ukraine, pays auquel la Turquie fournit déjà du matériel de défense.

Cependant, cette liste de souhaits risque de ne pas être acceptée car Israël a de sérieuses réserves au sujet des liens qu’entretient la Turquie avec le Hamas et les Frères musulmans. En attendant, la patience des alliés occidentaux de la Turquie atteint également ses limites. Le secrétaire d'État américain sortant, Mike Pompeo, a critiqué ce mois-ci la Turquie pour «avoir porté atteinte à la sécurité de l'Otan». Et, lors d’une conférence de presse qui s’est tenue à Paris le mois dernier, le ministre français des Affaires étrangères a qualifié les actions de la Turquie en Méditerranée d’«inacceptables» et son homologue allemand d’«inadmissibles».

Dans ce contexte, quelle sera la forme future des liens de la Turquie avec la Russie? Le président russe, Vladimir Poutine, a beaucoup investi pour tenter de détacher la Turquie de l'étreinte occidentale. Il a ainsi développé des liens économiques et militaires bilatéraux substantiels, en tenant compte des intérêts de la Turquie en Syrie et en s'engageant avec Ankara sur des questions relatives à la Libye, même si elles soutiennent des côtés opposés. La Russie a également négocié le cessez-le-feu au Haut-Karabakh, où elle a de nouveau soutenu les parties opposées.

Compte tenu de son passé, Erdogan hésitera à choisir entre les États-Unis et la Russie, il cherchera plutôt à osciller entre eux à travers des actes répétés d’acrobatie politique qui ont marqué sa diplomatie au cours des dernières années. Son atout est la valeur géopolitique de son pays: placé à cheval sur l’Europe et l’Asie, il joue un rôle clé dans l’acheminement énergétique est-ouest. Sa place est dominante le long du littoral méditerranéen, et son rayonnement océanique s’étend jusqu’à la Libye. Il faut également considérer la grande envergure du marché intérieur de la Turquie, tant sur le plan commercial que militaire, et sa stature civilisationnelle en tant qu’héritière de l’Empire ottoman. Ces facteurs rendent Erdogan confiant sur le fait que les États-Unis et la Russie resteront sensibles aux intérêts et aux positions de la Turquie.

Toutefois, avec Trump sur le départ et une présidence de Biden beaucoup moins indulgente sur le manque de fiabilité d'Erdogan en tant qu'allié de l'Otan, il est possible que le président turc trouve également en Poutine un interlocuteur moins accommodant que par le passé. En Syrie, le président russe insiste probablement pour que la Turquie donne carte blanche au gouvernement Assad et aux forces russes pour combattre les extrémistes d’Idlib et affirmer l’unité nationale du pays. En Libye et au Haut-Karabakh, la Turquie devra travailler en étroite collaboration avec Moscou, tandis que les deux pays s’efforceront de s’adapter aux positions concurrentes de l’autre. Pour Poutine, l'Ukraine sera une zone interdite; la Turquie devra renoncer à toute activité qui menace les intérêts de la Russie.

Erdogan découvrira bientôt que sa stratégie traditionnelle impose des limites strictes.

 

Talmiz Ahmad est un auteur et ancien ambassadeur de l’Inde en Arabie saoudite, à Oman et aux Émirats arabes unis. Il est titulaire de la Ram Sathe Chair for International Studies, de la Symbiosis International University, à Pune, en Inde.

NDLR: Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com