Beyrouth, Damas et le défi d'être un pays normal

Le monde a posé une condition pour que la nouvelle #Syrie accepte de devenir un pays normal, et elle l'a fait. (AFP)
Le monde a posé une condition pour que la nouvelle #Syrie accepte de devenir un pays normal, et elle l'a fait. (AFP)
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Publié le Mardi 10 juin 2025

Beyrouth, Damas et le défi d'être un pays normal

Beyrouth, Damas et le défi d'être un pays normal
  • La chose la plus dangereuse qui puisse arriver à un pays est la perte de sa capacité à prendre des décisions
  • L'absence de cette capacité épuise ce qui reste des fortifications dont devrait disposer une nation souveraine et indépendante

Les Libanais se plaignent souvent des conseils des ambassadeurs et des diktats des organisations financières internationales. Ils pensent que le monde extérieur prépare leur route et fixe leurs objectifs à leur place. Ils sont mécontents que leur pays soit traité comme un mineur, que le monde n'ait pas confiance en sa capacité à se sortir de l'abîme. L'abondance de médecins et de traitements accentue souvent le désarroi du patient.

Il est indéniable que le peuple libanais, comme tous les autres peuples, a le droit de s'occuper de son présent et de façonner son avenir. Toutefois, il ne suffit pas de rappeler l'évidence pour que ce droit soit rétabli. Les hégémonies naissent lorsque les pays commencent à se désagréger sous le poids des divisions et des interventions. Les divisions libanaises sont anciennes, tout comme les interventions.

La chose la plus dangereuse qui puisse arriver à un pays est la perte de sa capacité à prendre des décisions. L'absence de cette capacité épuise ce qui reste des fortifications dont devrait disposer une nation souveraine et indépendante. Le problème est aggravé lorsque le pays est entouré de guerres et de conflits qu'il n'est pas en mesure de rejoindre ou dont il ne peut s'éloigner. C'est ainsi que le pays devient captif, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur.

Al-Sharaa a surpris les Syriens, la région et le monde. Son choix s'est porté sur la Syrie avant tout

Ghassan Charbel

La vérité est que le patient libanais s'est soudain retrouvé à patauger dans un cycle de guerres qui a éclaté après l'opération "Déluge d'Al-Aqsa". Il s'est ensuite trouvé confronté aux fins difficiles de ces guerres, qui étaient contraires aux objectifs de ceux qui ont lancé le déluge et le "front de soutien".

Les populations de la région n'avaient pas besoin de nouvelles expériences pour se familiariser avec l'hostilité d'Israël et la sauvagerie de son armée. Mais ce qui s'est passé a donné à la machine à tuer israélienne l'occasion d'aller jusqu'à l'extrême dans ses destructions et ses tueries, allant même jusqu'à commettre un génocide. Les observateurs du comportement d'Israël à Gaza, en Cisjordanie, en Syrie et au Liban ont le sentiment que l'équilibre des forces a été rompu et qu'il penche désormais lourdement du côté israélien.

Il n'est pas nécessaire de rappeler le sang qui coule aux points de distribution de l'aide à Gaza ; il n'est pas nécessaire d'expliquer la signification de l'avertissement de l'armée israélienne aux habitants de la banlieue sud de Beyrouth d'évacuer certains bâtiments avant de frapper. Les assassinats quotidiens perpétrés par les drones israéliens au Liban sont porteurs de messages clairs, tout comme la destruction continue des capacités restantes de l'ancienne armée syrienne.

Les habitants de la région n'ont pas besoin qu'on leur explique la signification de l'effondrement de l'ancien régime syrien. La fin du régime Assad a modifié certaines caractéristiques et certains rôles dans la région. Elle a brisé la chaîne de ce que l'on appelle l'axe de la résistance, qui partait de Téhéran et aboutissait à Beyrouth, en passant par Bagdad et Damas. Il s'agit d'un changement massif qui a confronté les responsables à des choix très difficiles.

Ahmad Al-Sharaa est entré dans le palais présidentiel syrien et a été confronté à de nouveaux faits dangereux. Un pays brisé, dépourvu d'armée et d'institutions étatiques. Un pays noyé dans la peur et la pauvreté, où des millions de personnes vivent dans des camps de réfugiés près de la frontière. Al-Sharaa a dû choisir et prendre des décisions. L'ère des factions signifie des guerres sans fin, la fragmentation de la Syrie et davantage de sang et de morts. Al-Sharaa doit convaincre les Syriens et le monde. Il fallait laisser à la Syrie le temps de reprendre son souffle, de se ressaisir et d'apporter de l'aide.

Al-Sharaa a surpris les Syriens, la région et le monde. Son choix s'est porté sur la Syrie avant tout. Il n'a aucune envie de s'abandonner à de vieilles formules, à des croyances inflexibles et à des traitements dépassés. Il a décidé de comprendre l'équilibre des forces dans la région et dans le monde et d'y faire face. L'obsession de sauver la Syrie et de la reprendre aux milices et aux hégémonies a pris le dessus.

Al-Sharaa a envoyé un message franc : la nouvelle Syrie veut être un pays normal. Un pays où l'État monopolise le contrôle des décisions de guerre et de paix et la possession d'armes. Ce n'est pas du tout une tâche facile. L'établissement d'un État normal exige de respecter les lois locales et internationales et d'assurer l'égalité entre les segments de la société. Il faut abandonner la rhétorique de l'élimination de l'autre et en changer les traits.

Le monde exige que le Liban redevienne un pays normal auquel on peut faire confiance, que l'on peut aider et que l'on peut soutenir

Ghassan Charbel

L'émergence d'une telle détermination a encouragé les pays désireux d'aider la Syrie. Selon Al-Sharaa, la nouvelle Syrie ne veut constituer une menace pour aucun de ses voisins. Cette volonté d'abandonner l'aspect militaire du conflit avec Israël a ouvert la voie aux poignées de main et aux reconnaissances.

Malgré les difficultés, on a le sentiment que le voyage d'Al-Sharaa a démarré avec un soutien régional et international. Cela s'est produit au moment où le peuple libanais rêvait que son pays puisse lui aussi entamer le processus de retour à la normalité. Ce rêve a été ravivé avec l'élection de Joseph Aoun à la présidence et la nomination de Nawaf Salam au poste de premier ministre. Le discours d'investiture du président et la déclaration de politique générale du gouvernement ont suscité l'espoir des Libanais.

Des mois se sont écoulés depuis et le navire libanais n'a pas encore navigué. Les conditions qui ont conduit Al-Sharaa au pouvoir sont différentes de celles qui ont conduit Aoun et Salam au pouvoir. La composition du Liban est très complexe et il n'est pas facile d'unir le peuple. Il est évident que la lecture que fait le Hezbollah de ce qui se passe dans la région est différente de celle des autres segments libanais et de celle d'Aoun et de Salam.

Le monde exige que le Liban redevienne un pays normal auquel on peut faire confiance, que l'on peut aider et soutenir. Aoun et Salam ne peuvent y parvenir seuls. La responsabilité incombe également au président du Parlement, Nabih Berri, compte tenu de sa position au sein de la communauté chiite et dans tout le pays. Le retour à un État normal ne peut se faire sans que le Hezbollah ne comprenne comment la guerre s'est terminée et ce qui se passe en Syrie. Si le Liban reste suspendu aux équilibres iraniens et non iraniens, il risque de gaspiller son soutien international.

Le monde a posé une condition pour que la nouvelle Syrie accepte de devenir un pays normal, et c'est ce qu'elle a fait. L'absence de prise de décision collective sérieuse pour atteindre cet objectif rendra le Liban vulnérable à de nombreuses surprises.

Ghassan Charbel est rédacteur en chef du journal Asharq Al-Awsat.

X : @GhasanCharbel
 

Cet article a été publié pour la première fois dans Asharq Al-Awsat.

NDLR: Les opinions exprimées par les auteurs dans cette section sont les leurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d'Arab News.