PARIS: Depuis le début de la guerre à Gaza, les récits qui parviennent à franchir les ruines et le silence imposé sont rares.
Derrière les chiffres et les bilans atones relayés par les médias, il y a des voix : celles de civils qui ont vu leur existence basculer en quelques heures.
Parmi elles, Donia Al-Amal Ismail, poète, journaliste et mère de quatre enfants, habitante de Gaza, arrivée à Paris il y a presque trois mois. Elle raconte son histoire à Arab News en français.
Difficile de ne pas se sentir anéantie face à ce visage doux et tendre, à ces yeux verts empreints d’une tristesse insondable. Donia témoigne de ce que signifie vivre la guerre : vivre avec la peur, la faim, fuir sous les bombes, errer d’un abri de fortune à un autre.
Marcher pour ne pas crever, marcher avec le seul souci de garder en vie ses deux enfants (une fille et un garçon) restés avec elle, les deux autres étant en Égypte.
Marcher la peur au ventre, occultant la faim et la fatigue, enjamber des gravats, des cadavres, marcher dans des égouts, tenir sans espoir aucun, se sachant, comme tous ses semblables, abandonnée par tous.
Son récit, émouvant par-dessus tout, saccadé par de longs silences et des larmes qui coulent spontanément sur les joues, n’en est pas moins ferme : pour elle, indéniablement, Gaza est le foyer des Gazaouis qui feront tout pour reconstruire.
Voici son récit
Au lendemain du 7 octobre 2023, tout a basculé en un instant. Quand les bombardements ont commencé, tout a changé d’un seul coup : les maisons s’écroulaient autour de nous, les rues devenaient des pièges de poussière et de flammes.
Chaque jour, nous apprenions la mort de quelqu’un — un voisin, un ami, un membre de la famille — la peur était partout, constante, étouffante.
Suite à un ordre d’évacuation de l’armée israélienne, j’ai dû quitter ma maison précipitamment ; derrière moi, je laissais mes livres, mes souvenirs, ma vie entière, mais surtout tous les vestiges de ma vie avec mon époux, décédé en 2018 d’une crise cardiaque.
Je n’ai emporté que le strict nécessaire : quelques vêtements et un peu de nourriture pour mes enfants. Nous avons marché des kilomètres, avec des milliers d’autres familles, dans un exode interminable.
Pendant plusieurs jours, la famille avançait à pied parmi des foules entières ; les enfants pleuraient de faim et de fatigue, les personnes âgées s’effondraient en chemin.
Nous dormions dehors, sous un ciel traversé par les avions et la fumée ; nous dormions en marchant, nous dormions debout. La plupart du temps, nous ne dormions pas à cause des fusées éclairantes et des fumigènes. Beaucoup d’entre nous n’ont pas survécu.
J’ai vu des corps abandonnés sur les routes, parce que personne n’avait la force de s’arrêter pour les enterrer ; personne n’avait assez de larmes pour les pleurer.
Dans Gaza, il fallait pleurer les morts, mais aussi les vivants qui n’étaient plus que des morts en sursis. Nous n’étions plus que des ombres avançant mécaniquement, obsédées par l’idée de trouver un abri.
L’abri tant espéré se trouvait à Rafah, dans le sud de Gaza ; mais là, la désillusion était immense : il n’y avait rien, ni toit ni protection, seulement des tentes improvisées et une foule à bout de forces. Mes enfants et moi n’avions même pas de tente, par manque de moyens.
La chaleur, le bruit, la promiscuité rendaient la vie insupportable, et surtout il y avait la faim. Chaque jour, il fallait chercher de quoi nourrir les enfants ; parfois on trouvait un peu de pain, souvent rien. Nous nous sentions invisibles, comme si personne ne se souciait de nous.
Cet exode inqualifiable, je l’ai vécu à onze reprises, fuyant d’un lieu à un autre au gré des ordres et des tracts lancés par les Israéliens, en compagnie de personnes âgées traînant leurs carcasses du mieux qu’elles pouvaient, d’enfants en bas âge et de femmes essoufflées portant dans les bras leurs nourrissons.
Malgré l’entraide remarquable entre les compagnons d’infortune — des jeunes à bout de force portaient les plus vieux —, les quelques restes de nourriture étaient partagés avec ceux qui étaient à nos côtés ; la fatigue, le désespoir et l’impuissance face à la haine et à l’injustice s’emparaient des uns et des autres.
Moi, je n’avais qu’une idée en tête : tenir, m’accrocher à mes deux enfants, mourir tous les trois ou survivre ensemble.
Après des mois d’errance et l’entrée en vigueur d’un cessez-le-feu, j’ai décidé de revenir dans la ville de Gaza : au moins j’aurais mes murs, mes souvenirs. Mais quand je suis rentrée, ma maison n’était plus qu’un squelette.
Les murs éventrés, un toit brisé, des vitres disparues : j’ai quand même décidé de rester, dans une pièce à moitié détruite ; c’était encore chez moi, même en ruines.
Le quotidien n’était plus que survie : il n’y avait plus d’électricité, l’eau était rare et souvent sale. Pour cuisiner, je brûlais du bois, des cartons, parfois même mes propres livres.
Voir mes livres disparaître en fumée était une douleur immense, mais je n’avais pas le choix pour préparer un peu de pain.
Chaque nuit, nous dormions dans la peur d’un nouveau bombardement ; chaque matin, nous découvrions de nouveaux morts dans le quartier. J’ignorais ce que chaque minute pouvait nous cacher.
La vie était ponctuée par le fracas des obus et des immeubles qui s’effondraient, comme des châteaux de cartes dans un bruit sourd.
La guerre n’a pas seulement détruit les murs, elle a entaché les esprits : les enfants se réveillaient en hurlant, traumatisés par les bruits ; moi-même, je ne dormais presque plus.
J’étais hantée par les images des cadavres, par le bruit des frappes ; la fatigue et la colère me rongeaient. Vivre ainsi, dans l’attente de la mort, ce n’est pas vivre.
Pourtant, je m’obstinais à refuser la bourse d’études qui m’était proposée par la France : il m’était impossible de me résigner, d’accepter l’idée de partir loin de ma terre et de mon peuple.
J’ai tenu aussi longtemps que j’ai pu, par instinct, pour mes enfants, mais un jour j’ai compris qu’il fallait quitter Gaza : c’était comme m’amputer d’une partie de moi-même.
Lors d’un bombardement près de notre maison, mon fils a été enseveli sous les décombres ; j’ai dû creuser à mains nues pour le dégager. Son oncle qui l’accompagnait est mort près de lui. Il n’était plus possible de rester : il fallait sauver nos vies.
À Paris, loin des miens et de ma maison détruite, je garde Gaza dans le cœur. Je revois chaque rue dévastée, chaque visage disparu : mon cœur est resté là-bas, parmi les pierres, les cris et la douleur.
Je ne suis pas une héroïne, je suis une femme ordinaire qui voulait seulement vivre en paix, élever ses enfants et lire ses livres ; mais la guerre m’a tout pris.
C’est l’histoire de Donia, qui a du mal à accepter la normalité qu’elle vit aujourd’hui ; c’est le quotidien des habitants de l’enclave qui ne veulent que dire au monde : nous existons, nous souffrons, et nous voulons vivre.