La tension monte à l’ère de la nouvelle guerre froide

Le secrétaire américain à la Défense, Lloyd Austin, accueille le Premier ministre australien, Scott Morrison, au Pentagone à Arlington, dans l’État de la Virginie, aux États-Unis, le 22 septembre 2021. (Photo, Reuters/Kevin Lamarque)
Le secrétaire américain à la Défense, Lloyd Austin, accueille le Premier ministre australien, Scott Morrison, au Pentagone à Arlington, dans l’État de la Virginie, aux États-Unis, le 22 septembre 2021. (Photo, Reuters/Kevin Lamarque)
Short Url
Publié le Jeudi 30 septembre 2021

La tension monte à l’ère de la nouvelle guerre froide

La tension monte à l’ère de la nouvelle guerre froide
  • L’Australie a été le premier pays à interdire formellement le géant chinois des télécommunications, Huawei, ce qui constitue toujours une source d’irritation à Pékin
  • L’ambassade de Chine à Washington a réagi au nouveau pacte trilatéral en conseillant aux États-Unis, au Royaume-Uni et à l’Australie de «se défaire de leur mentalité de guerre froide et de leurs préjugés idéologiques»

En temps normal, l’Australie n’est pas au centre des rivalités entre les grandes puissances mais le nouveau pacte de sécurité Aukus annoncé par l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis a placé le pays au cœur de la compétition entre les États-Unis et la Chine.

Lors du lancement virtuel de cette alliance militaire, les dirigeants desdits pays ont soigneusement évité de nommer la Chine, mais ce n’était pas nécessaire. Endiguer l’expansion chinoise dans la zone indopacifique est une priorité absolue pour les États-Unis et leurs alliés, et doter l’Australie de sous-marins à propulsion nucléaire est un autre volet de cette mission.

La vitesse à laquelle l’administration américaine actuelle redistribue ses cartes stratégiques est impressionnante. Elle établit rapidement un nouveau programme international ambitieux, déterminé, et implacable. Elle ne se soucie que très peu des critiques. Les États-Unis ne sont pas sortis glorieux de l’Afghanistan mais le retrait précipité et chaotique de ce pays, ainsi que l’émergence rapide du pacte Aukus, montrent le côté impitoyable de leur repositionnement mondial.

Pour l’administration Biden, comme pour celles de Boris Johnson à Londres et de Scott Morrison à Canberra, les capacités militaires toujours croissantes de la Chine et l’assurance – certains diront l’«agressivité» – dont le pays fait preuve en matière de politique étrangère sont une véritable source d’inquiétude pour les dirigeants. En accomplissant leur mission, les trois partenaires étaient prêts à bouleverser la France en annulant le contrat de sous-marins à 90 milliards de dollars australiens (soit 56 milliards d’euros) – un dégât collatéral qui vaut la peine d’être infligé au nom de la conclusion d’un «partenariat éternel», comme s’en targue Scott Morrison.

«Le pacte Aukus n’est pas un développement surprenant mais plutôt une étape évolutive – ou une régression – dans la tension croissante entre deux puissances mondiales, présentant des similitudes frappantes et inquiétantes avec la guerre froide.» – Yossi Mekelberg

Cette collaboration est à la fois un développement géostratégique de la plus haute importance et un exploit impressionnant pour les trois pays concernés mais elle n’est pas sans risques. Pour Joe Biden, c’est la confirmation des propos tenus au début de son mandat présidentiel: «L’Amérique est de retour» et que le leadership américain signifie, entre autres, qu'il faut relever le défi de la progression de l'autoritarisme, «y compris les ambitions croissantes de la Chine de rivaliser avec les États-Unis».

Alors que Joe Biden aime mettre en évidence le retour de la diplomatie au cœur de la politique étrangère américaine, le pacte Aukus ressemble davantage à la diplomatie de la canonnière. Il est particulièrement remarquable que l’Australie accepte de mettre sa sécurité à long terme entre les mains d’une alliance avec les États-Unis à la lumière des récents événements en Afghanistan et, plus généralement, de la réputation qu’ont les États-Unis d’abandonner leurs alliés en claquant des doigts une fois qu’ils ont atteint leur objectif ou que ces derniers deviennent un fardeau peu commode aux yeux de Washington.

L’Australie ne s’est octroyé aucune marge de manœuvre avant de rejoindre cette troïka sécuritaire, à la suite de la détérioration constante de ses relations avec la Chine. Au début de son mandat de Premier ministre, Scott Morrison a essayé de trouver un certain équilibre en maintenant des relations étroites avec la Chine et les États-Unis. Il était fermement convaincu que l’Australie pouvait conserver des liens étroits avec son plus grand partenaire commercial, la Chine, sans nuire aux relations avec son allié proche en matière de sécurité, les États-Unis. Cependant, les actions entreprises par le gouvernement de Canberra ont clairement montré que ses priorités – du moins depuis 2017 – sont orientées vers les États-Unis en raison des préoccupations relatives aux intentions chinoises. Le pays s’est montré prêt à prendre le risque économique qui accompagne une telle décision.

L’Australie a été le premier pays à interdire formellement le géant chinois des télécommunications, Huawei, ce qui constitue toujours une source d’irritation à Pékin. Sa loi anti-ingérence étrangère était, avant tout, dirigée contre la Chine, et l’appel de M. Morrison, avant les autres dirigeants, à enquêter sur les origines de la pandémie de Covid-19 a étroitement rangé l’Australie du côté des États-Unis dans la rivalité Washington-Pékin.

Par conséquent, le pacte Aukus n’est pas un développement surprenant mais plutôt une étape évolutive – ou une régression – dans la tension croissante entre deux puissances mondiales, présentant des similitudes frappantes et inquiétantes avec la guerre froide, notamment dans sa propagation à différentes régions du monde bien qu’elle soit dépourvue, pour l’instant du moins, de la menace d’un cataclysme nucléaire.

Si les États-Unis et le Royaume-Uni voient historiquement l’Australie comme un allié avec des liens culturels solides, la Chine, elle, considère le pays comme son arrière-cour. Dans le même esprit, la Chine se développe économiquement et renforce son influence politique dans d’autres zones d’intérêt vital pour elle, notamment l’Amérique latine et le Moyen-Orient. En complétant ses prouesses économiques par la construction de la plus grande marine du monde (mais pas nécessairement la plus puissante), la Chine soulève le «dilemme sécuritaire» classique, soit de déterminer si ses intentions sont de nature défensive ou expansionniste.

Pour l’Occident, le comportement répressif et autoritaire de la Chine dans son pays est également une véritable source de préoccupation. Pour Pékin, Hong Kong et Taïwan, il s’agit de problèmes intérieurs plutôt que d’affaires étrangères, et les deux territoires pourraient éventuellement faire l’objet d’une intervention militaire. Le pacte Aukus est l’une des réponses à cette réflexion stratégique, qui s’est traduite par un énorme investissement en termes de matériel militaire tout en attisant les tensions avec Pékin. Cependant, le pacte a aussi de fortes connotations idéologiques.

Quiconque conclut un tel partenariat avec les États-Unis devrait au moins se méfier de la pérennité de cet engagement au-delà de l’administration actuelle, compte tenu de la durée et de la persévérance nécessaires pour opérer un véritable changement au sein de l’équilibre régional des pouvoirs. L'instabilité du système politique actuel des États-Unis ne garantit pas qu’une administration puisse bénéficier de plus d’un mandat et, comme mis en évidence par la dernière administration, les nouveaux présidents ne se sentent pas nécessairement obligés de respecter les engagements pris par leurs prédécesseurs.

Une autre source de préoccupation est que ledit pacte semble accélérer une course à l’armement déjà existante dans la région et, pour l’instant, il est difficile de dire si les partenaires en tiennent compte dans leurs calculs stratégiques. De plus, augmenter les capacités militaires au moyen de l’Aukus peut être une étape nécessaire, mais pourrait-elle aller au-delà de la dissuasion et conduire à des négociations diplomatiques pour apaiser les tensions entre Washington et Pékin? Ce n’est pas sûr. Pour le moment, le pacte est plus susceptible d’accroître la méfiance mutuelle et la perception de l’autre partie comme un agresseur.

L’ambassade de Chine à Washington a réagi au nouveau pacte trilatéral en conseillant aux États-Unis, au Royaume-Uni et à l’Australie de «se défaire de leur mentalité de guerre froide et de leurs préjugés idéologiques». Cela peut sembler extrême venant d’un responsable chinois. Cependant, à en juger par les propos tenus des deux côtés, il semble que l’on soit entré de plain-pied dans la guerre froide. Le pacte n’en est que l’illustration la plus récente.

 

Yossi Mekelberg est professeur de relations internationales et membre associé dans le Programme de la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord (Mena) à Chatham House. Il collabore régulièrement avec les médias internationaux écrits et en ligne.

Twitter : @Ymekelberg

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur arabnews.com