Pourquoi un échec de l'ONU signerait la fin de l'ordre mondial

Pour sauver l’ordre mondial et, par conséquent, l’ONU, il ne suffira pas de redonner un nouveau nom aux organismes internationaux vieillissants pour revigorer la participation à ces derniers ou le réengagement des États-Unis. (Photo, Shutterstock)
Pour sauver l’ordre mondial et, par conséquent, l’ONU, il ne suffira pas de redonner un nouveau nom aux organismes internationaux vieillissants pour revigorer la participation à ces derniers ou le réengagement des États-Unis. (Photo, Shutterstock)
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Publié le Mardi 30 novembre 2021

Pourquoi un échec de l'ONU signerait la fin de l'ordre mondial

Pourquoi un échec de l'ONU signerait la fin de l'ordre mondial
  • La préférence de l’ONU pour le nettoyage plutôt que pour l’anticipation alimente non seulement les inquiétudes quant à son impuissance politique mais compromet également toute intervention qu’elle dirige visant à instaurer une paix à long terme
  • Le monde doit faire pression pour que l’ONU soit réformée en profondeur, notamment en ce qui concerne la composition du Conseil de sécurité, afin de mieux refléter la géopolitique contemporaine

L’Organisation des Nations unies (ONU) fait l’objet de plus en plus de critiques depuis quelques années, mais elle reste la principale représentation d’un ordre mondial multilatéral, toujours bien placée pour surmonter les difficultés liées à la recherche d’un équilibre entre l’égalité souveraine et la politique des grandes puissances afin de préserver et de promouvoir une paix mondiale relative.

Cependant, notre monde est confronté à une confluence sans précédent de crises qui bouleversent peu à peu les conventions acceptées en matière de coopération multilatérale et mettent à l’épreuve ses limites de manière répétée. L’ONU n’a pas la capacité de superviser ses mandats clairement définis, principalement en raison de ses propres États membres qui privilégient de plus en plus les intérêts souverains, souvent militarisés, par rapport à la préservation ou la promotion des «biens communs» régionaux ou mondiaux.

En résumé, le monde se rapproche rapidement d’un tournant. Si l’ONU reste limitée par les pouvoirs de veto de son Conseil de sécurité, alors que les réductions de financement continuent à éroder la capacité d’action de l’organisation, il est peu probable que sa légitimité survive, ce qui signerait l’arrêt de mort de la coopération mondiale au pire moment possible.

Au-delà des échecs flagrants dans la lutte contre la pandémie, de la lenteur de la mobilisation pour contrer les retombées socio-économiques de l’épidémie dans le monde en développement et de l’inefficacité de la lutte contre le changement climatique, l’ONU reste également notoirement mauvaise dans ses interventions dans les conflits. Sa préférence pour le nettoyage plutôt que pour l’anticipation alimente non seulement les inquiétudes quant à son impuissance politique mais compromet également toute intervention qu’elle dirige visant à instaurer une paix à long terme.

Pour l’instant, une crise climatique qui menace de faire couler les régions les plus pauvres du monde se profile à l’horizon, parallèlement à la menace permanente de vagues et de mutations de la Covid-19, d’économies paralysées et d’une marée montante de troubles socio-économiques. Le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, en particulier, sont confrontés à des turbulences croissantes alors que la démocratie, longtemps considérée comme la panacée pour la plupart des problèmes du monde arabe, perd du terrain, laissant des sociétés paralysées par des bouleversements politiques ou exposées à des escarmouches extraterritoriales déclenchées par des intérêts lointains qui se disputent l’hégémonie régionale.

Par ailleurs, les puissances chargées de maintenir une paix relative dans le monde se chamaillent et s’insultent, un symptôme du traumatisme non encore résolu, causé par le flirt de la précédente administration de la Maison Blanche avec un ordre international fragmenté.

Dans l’optique protectionniste de l’administration Trump, les intérêts nationaux américains étaient mieux servis à travers une série d’accords bilatéraux déséquilibrés qui profitaient des largesses et de la richesse militaires américaines. Le fait de travailler dans des cadres multilatéraux peu nombreux, où l’équilibre entre les intérêts divers était fondamental pour leur maintien, a constitué une contrainte majeure, notamment lorsque Washington est devenu le garant de facto de la croissance, du développement et de la sécurité des autres, alors que ses priorités nationales en pâtissaient.

Hormis l’OMC et l’OMS, les pays du Sud intensifient également la pression sur la Cour pénale internationale (CPI), dénonçant le fait qu’elle se focalise de manière déséquilibrée sur les pays en développement, tandis que les grandes puissances interviennent systématiquement pour limiter toute activité de la Cour jugée préjudiciable à leurs intérêts nationaux

Hafed Al-Ghwell

Finalement, l’inévitable «pivot» américain a eu un impact profond sur la capacité d’action de l’ONU et de la plupart des autres organisations internationales. Par exemple, l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en difficulté, demeure paralysée par son incapacité à résoudre les différends commerciaux et à réglementer le commerce international, alors que les critiques des agriculteurs, des écologistes, des groupes de travailleurs et des décideurs politiques se multiplient. L’impasse dans laquelle se trouvent les négociations et les accords provisoires largement inefficaces n’ont fait qu’accélérer la dérive de l’OMC vers l’inutilité.

En outre, la ratification par l’Australie et la Nouvelle-Zélande du Partenariat régional économique global — le plus grand accord commercial du monde couvrant 2,2 milliards de personnes et plus de 26 000 milliards de dollars (1 dollar = 0,86 euro) de produit intérieur brut mondial — reflète une tendance inquiétante dans le commerce international. Cette prolifération croissante de blocs commerciaux régionaux risque de saper le système multilatéral de l’OMC car ils excluent souvent les non-signataires.

De plus, la plupart des pays en développement ont bénéficié de leur participation à des marchés mondiaux régis par des cadres communs. Toutefois, le passage à des blocs commerciaux régionaux met cette avancée en péril, sans compter que des blocs commerciaux exclusifs ne relanceront pas un système multilatéral fragmenté et dépassé.

Si la conférence ministérielle de 2021, qui débute à Genève le 30 novembre, ne parvient pas à réaliser des progrès substantiels pour remédier à la paralysie de l’OMC et libéraliser le commerce agricole mondial, objectif majeur du Programme de Doha pour le développement, il y a peu d’espoir que le système de l’OMC survive.

De surcroît, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) s’efforce de faire face à la pandémie, car les économies avancées résistent à l’idée de partager les vaccins, préférant en distribuer des quantités limitées dans le but de renforcer leur pouvoir d’influence plutôt que d’agir de manière décisive pour éradiquer le virus. Aujourd’hui, de nouveaux variants ont été découverts en Afrique du Sud, entraînant l’imposition de restrictions de voyage et ravivant les craintes de réinfections et de nouvelles vagues de l’année dernière. Le taux de vaccination en Afrique subsaharienne est nettement inférieur à 10%, mais aucune mesure d’urgence n’a été prise pour accélérer la production et la livraison de vaccins, ni pour mobiliser les populations afin de faire face à une menace mondiale.

Hormis l’OMC et l’OMS, les pays du Sud intensifient également la pression sur la Cour pénale internationale (CPI), dénonçant le fait qu’elle se focalise de manière déséquilibrée sur les pays en développement, tandis que les grandes puissances interviennent systématiquement pour limiter toute activité de la Cour jugée préjudiciable à leurs intérêts nationaux. Une tentative de «rebranding», effectuée il y a quelques années, a échoué, malgré l’abandon des procès prolongés, souvent politiquement sensibles, au profit de poursuites pour des crimes culturels ou environnementaux.

Cette initiative a été considérée comme une nouvelle stigmatisation des pays du Sud qui profite aux intérêts militaires et économiques des pays du Nord et les protège, bien que ces derniers soient complices de nombreuses injustices commises dans les pays du Sud.

Bien qu’elle soit relativement jeune par rapport à d’autres agences multilatérales, la CPI se trouve également paralysée par la perception qu’elle a trop peu d’autorité, ce qui la rend inefficace pour poursuivre certains crimes, tandis que d’autres pensent qu’elle a trop de pouvoir et menace même la souveraineté des États.

En dehors de l’ONU, l’hostilité éphémère des États-Unis à l’égard du multilatéralisme a également condamné d’autres organismes multilatéraux à une ère où la concurrence est devenue un élément clé au lieu de la coopération, les pays se bousculant dans un remaniement provoqué par les craintes légitimes d’un isolationnisme américain croissant. Il reste à voir si le changement de cap de l’administration Biden vers une diplomatie multilatérale plus conventionnelle portera ses fruits. Après tout, le paysage mondial d’avant 2016 est très différent de la dynamique actuelle façonnée par l’absence de permanence garantie des États-Unis dans les affaires mondiales. Même si le monde parvient à surmonter la pandémie et à réaliser l’impossible grâce à une action climatique robuste et très inclusive, les cicatrices de l’abdication temporaire des États-Unis subsisteront, préservées par les réalignements rapides qui ont eu lieu après que Washington a bouleversé le statu quo.

Pour sauver l’ordre mondial et, par conséquent, l’ONU, il ne suffira pas de redonner un nouveau nom aux organismes internationaux vieillissants pour revigorer la participation à ces derniers ou le réengagement des États-Unis. Des partenariats plus équitables, notamment au sein des pays en développement et entre eux, doivent devenir le fondement d’un ordre multilatéral plus résilient, capable de survivre aux sautes d’humeur politiques des pays développés.

Aussi insoutenable que cela puisse être, le monde doit faire pression pour que l’ONU soit réformée en profondeur, notamment en ce qui concerne la composition du Conseil de sécurité, afin de mieux refléter la géopolitique contemporaine. L’Assemblée générale ne peut espérer à elle seule réaliser des initiatives multilatérales efficaces sans le soutien des grandes puissances. Par ailleurs, les cinq membres permanents ne peuvent espérer sauvegarder leurs intérêts sans le soutien d’une Assemblée générale de plus en plus active, unie par des malheurs communs concernant le changement climatique, la pandémie et les économies paralysées.

Certes, il est largement impossible de revenir aux beaux jours des débuts de l’ONU, fondée sur la sécurité collective, le libre-échange et l’autodétermination, et le retour des États-Unis ne transformera pas non plus miraculeusement ce monde où les intérêts personnels priment.

Cependant, la plus grosse erreur serait d’abandonner et/ou d’envisager des solutions inefficaces dans un «nouveau» Concert des puissances afin de remédier aux nombreux problèmes du multilatéralisme. Après tout, le premier concert de ce type, en 1815, n’a été couronné de succès que pendant trois décennies, avant de déboucher sur un siècle de tumulte marqué par deux guerres mondiales.

Quant à l’ordre mondial de l’après-1945 qui a donné naissance à l’ONU, il a préservé jusqu’à présent une paix relative pendant près de quatre-vingt ans. Le monde ne doit pas y renoncer.

Hafed al-Ghwell est chercheur associé de l’Institut de politique étrangère de l’École des hautes études internationales de l’université John Hopkins. 

TWITTER: @HafedAlGhwell

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com