En changeant le statut de Sainte-Sophie, Erdogan fait le jeu des extrémistes

Short Url
Publié le Jeudi 16 juillet 2020

En changeant le statut de Sainte-Sophie, Erdogan fait le jeu des extrémistes

  • Toutes les décisions du gouvernement turc qui prennent une dimension religieuse ont pour but de présenter la Turquie comme le bastion de l’Islam aux yeux des musulmans
  • Cette réalité n’est en fait qu’une façade : la Turquie entretient d’étroites relations avec Israël et commet des crimes contre des Arabes innocents, en les utilisant comme mercenaires,

 « Avez-vous participé au saccage d’Istanbul ? » C’est l’expression populaire qui circule dans la capitale turque, en référence aux pillages et aux tueries subis par la population de la ville tombée aux mains des Ottomans, en l’an 857 de l’Hégire (1453 ap. J-C). Les pillages, qui reflétaient la nature et les pratiques des Ottomans, se sont poursuivis tout le long de leur domination. 

« Un léopard ne change pas ses taches », dit l’adage. Cette maxime s’applique parfaitement à la politique menée actuellement par la Turquie. Ce que fait le gouvernement turc sous la présidence de Recep Tayyip Erdogan contre le monde arabe est d’une part le reflet d’anciennes pratiques impériales ottomanes, d’autre part de comportements de la République turque, qui a asséché économiquement des Etats qui se sont retrouvés sous son emprise. En agissant ainsi, le président turc se réfère à l’idéologie de groupes extrémistes, attisant des sentiments religieux qui incitent à la violence et suscitant ainsi des conflits entre les Arabes. 

Toutes les décisions du gouvernement turc qui prennent une dimension religieuse ont pour but de présenter la Turquie comme le bastion de l’Islam aux yeux des musulmans et de son peuple. Mais le président turc manipule en réalité les émotions de ses citoyens, se faisant passer pour le héraut d’un Islam qui revêt des apparences de piété et de dignité.

Cette réalité n’est en fait qu’une façade : la Turquie entretient d’étroites relations avec Israël, commet des crimes contre des Arabes innocents, en les utilisant comme mercenaires, en menant des opérations militaires sur leurs territoires, et en mettant la main sur les ressources économiques de leurs pays. 

Le jeu du gouvernement turc est devenu clair comme de l’eau de roche, même s’il continue à faire vibrer la corde sensible des sentiments religieux des musulmans. 

La semaine dernière, le Conseil d’Etat, la plus haute juridiction administrative du pays, a voté à l’unanimité l’annulation d’une décision prise par le gouvernement turc en 1934 (année 1353 de l’Hégire), qui conférait à Sainte-Sophie le statut de musée. Désormais, ce lieu sera historique sera uniquement une mosquée. 

La véritable intention de ce changement est en fait de gagner le soutien des extrémistes musulmans. Les politiciens jouent toutefois à un jeu dangereux en tentant de changer ou de travestir l’Histoire, car une fois que la vérité sera révélée, elle se retournera contre eux. La Turquie est l’exemple vivant d’un gouvernement qui déforme l’Histoire pour servir ses intérêts politiques.

En ce qui concerne Sainte-Sophie, il y a plusieurs précédents historiques, qu’il faut examiner pour comprendre dans quel contexte s’inscrit la démarche du gouvernement turc.  

Tout d’abord, depuis le temps du Prophète Muhammad (la paix soit sur lui), sous les sages Califes, et ensuite sous les Omeyyades et les Abbassides, les musulmans n’ont jamais porté atteinte à la sainteté des lieux de culte des « Gens du Livre » (Chrétiens et Juifs) dans les pays qu’ils avaient conquis avant les Ottomans.

Au temps du Prophète, l’historien et écrivain Mohammed bin Saad (qui mourut en l’an 230 de l’Hégire/845 apr. J-C) a mentionné dans son ouvrage « Al-Tabaqat Al-Kabir » que le Prophète avait écrit à l’évêque de Bani Harith bin Kaab et aux évêques de Najran, ainsi qu’à leurs prêtres, moines et fidèles qu’ils « garderaient tout ce qui était entre leurs mains, que ce soit en petites ou en grandes quantités, notamment leurs propriétés, leurs lieux prières ou leurs moines, tous sous la protection du Dieu Tout-Puissant et de son Prophète, et qu’aucun évêque ne serait retiré de son poste, un moine de son monastère, ou prêtre de son église » [Revu par Ali Mohammed (Le Caire : Librairie Al-Khanji, 2001)].

Ce que le Prophète a écrit est devenu une tradition et une loi auxquelles tous les musulmans devraient se conformer, pour vivre avec les autres tout en respectant leurs rites religieux, leurs lieux de culte et leurs sentiments religieux.

Selon le Prophète, les sages Califes ont poursuivi cette tradition de tolérance et de bienveillance. Le Calife Omar Bin Khattab a continué dans cette voie. Voici ce qu’il a déclaré aux gens de Jérusalem, et qui est connu comme le « Pacte d’Omar » : « Au nom d’Allah, Clément et Miséricordieux. Voici ce que garantit Omar, le Serviteur de Dieu, Commandeur des Croyants, aux habitants d’Aelia (ancien nom de Jérusalem) en termes de sécurité. Il leur garantit la protection de leurs personnes, des malades comme des bien-portants, de leurs biens, de leurs églises et de leurs croix, et de la communauté religieuse dans son ensemble. Leurs églises ne seront ni occupées même en partie, ni détruites. Ils seront libres de pratiquer leur religion et nul d’entre eux ne sera opprimé. »

Omar a conclu un pacte similaire avec le peuple de Lod, tandis que le général Ayyad bin Ghanam faisait de même avec le peuple de Ar-Raqqah et l’évêque d’Odessa. 

Quant à Khalid bin Al-Walid, stratège militaire et compagnon du Prophète, qui a conquis Damas, il a écrit à son peuple : « Au nom d'Allah, le Bienfaisant, le Miséricordieux. Ceci est une promesse faite par Khalid bin Al-Walid au peuple de Damas. Avec l’arrivée des musulmans, les gens peuvent se sentir en sécurité, leurs biens, leurs temples et les murs de leur ville, rien de tout cela ne sera détruit. Je leur fais cette promesse au nom d'Allah, le Messager d'Allah, le Calife et les musulmans. » [Ahmed bin Abi Yakoob, Traikh A -Yakoobi, revu par Abdul Amir Mhanna, (Beyrouth : Al-Aalami Lil Matbouat, 2010) Said bin Batriq « Afticius »,  Al-Traikh Al-Majmou’ Ala Al-Tahqiq Wal Tasdiq (Beyrouth : Imprimerie des Jésuites, 1905).]

C’était la conduite bienveillante, civilisée et noble du Prophète et de ses successeurs. 

A l’opposé, quand Mehmet II le Conquérant a pénétré dans Constantinople avec son armée ottomane en 1453 ap. J-C, il a instauré la peur et la terreur parmi les habitants et a permis à son armée de piller la ville pendant plusieurs jours.

Sainte-Sophie est une église chrétienne qui a été construite entre 532 et 537 ap. J-C durant le règne de l’Empereur Justinien I. Elle est demeurée ainsi jusqu’à la conquête de Constantinople par les Ottomans, jusqu’à ce que Mehmet II défie les enseignements de l’Islam en convertissant l’église en mosquée, profitant de son écrasante victoire sur la ville et sa population. 

Les livres d’Histoire sont unanimes pour que lorsque Mehmet II est entré dans la ville, il avait déjà donné l’ordre de transformer l’église en mosquée, et d’y reciter la première prière musulmane. C’était là un abus qui entrait en contradiction flagrante avec les instructions mentionnées dans la lettre du Prophète Muhammad concernant le respect des « Gens du Livre ».

De nombreux historiens, qu’ils soient Turcs ou parfois Arabes, sont revenus sur cet évènement. L’historien Albert Ortelli a ainsi écrit : « Sainte-Sophie, qui était le plus grand lieu de culte du monde chrétien est donc devenu un grand lieu de culte islamique. Aucun édifice en Europe de l’Ouest n’avait autant de charme et de prestige que Sainte-Sophie. Avant la construction de magnifiques églises durant la Renaissance, Sainte-Sophie était le centre de l’attention de tous les chrétiens à travers dans le monde. Ce n’est que bien plus tard que la République turque après 1930 a pris la décision très importante de transformer en musée ce lieu de culte, qui avait été un objet de discorde durant des siècles. » [The Ottomans Rediscovered (Les Ottomans Redécouverts), traduit par Bassam Chiha (Beyrouth, Al-Dar Al-Arabiya Lil Ulum Nashiroun, 2012, 77)].

Les paroles d’Ortelli confirment à quel point la violation du caractère sacré de l’eglise Sainte-Sophie était une question très sensible et problématique aux yeux des Turcs. La seule solution que le gouvernement avait était de transformer Sainte-Sophie en un musée qui ne serait un lieu de culte ni pour les chrétiens ni pour les musulmans.

 Dans son livre sur l’histoire et la civilisation ottomanes, Mohammed Harb a révélé la passion extrémiste islamique en décrivant ce moment comme un jour de fierté, bien qu’en réalité il soit honteux et ne soit pas conforme à la morale islamique : « Al-Fatih (Mehmed II) était légalement autorisé – du moment que la ville avait été prise par la force- à être, au nom de l’armée conquérante, le propriétaire de tout ce qui se trouvait dans la ville, et il  avait également le droit de transformer la  moitié des églises en mosquées, laissant l’autre moitié au peuple de la ville comme l’expression de sa générosité. C’est ainsi que des monastères comme Jokalija, Hagia, Leps et Kira sont restés entre les mains des Byzantins » [(2eme edition, (Dams : Dar El-Qalam, 1999, 75)].

L’esclavage n’était pas un concept familier chez les musulmans avant la prise de Constantinople, car il n’était pas acceptable de traiter les gens, leurs propriétés et leurs lieux de culte comme une propriété du Sultan, contrairement à ce que Mohammed Harb affirme dans son livre.

Erdogan a effectué un retour en arrière dans le but de souligner le fait qu’un léopard ne peut changer ses taches. Il tente de gagner le cœur des musulmans à travers le monde en organisant des prières à Sainte-Sophie et en la transformant en mosquée, même si une telle démarche ne représente pas les valeurs Islamiques qui interdisent la contrainte et les insultes envers les Gens du Livre. 

La Turquie se préoccupe peu de conquérir les esprits et les cœurs des Européens. L’attention réelle d’Erdogan se concentre sur le monde arabe et islamique, jouant sur avec les sentiments des Arabes et des musulmans, quitte à heurter les Chrétiens, en transformant leur église en mosquée par la force.  

Les Turcs n’ont pas le droit de prendre une telle décision qui blessera de nombreuses personnes à travers le monde. Ils doivent suivre les enseignements islamiques modérés transmis par le Prophète Muhammad et ses compagnons, et respectés au fil des siècles.  

Quant au document qui affirme que Sainte-Sophie faisait partie du Waqf du Mehmet Fatih, et qu’elle a donc été inscrite comme mosquée dans les actes de propriété, il s’agit sûrement ici d’une contre-vérité. Il n’est pas difficile de falsifier un tel document, en particulier car ce document n’est pas compatible avec les faits historiques. Quand Fatih entra pour la première fois dans la ville, il annonça la transformation de Sainte-Sophie en mosquée. Donc comment aurait-il trouvé le temps pour l’acheter et l’établir en waqf ? Pour lui, c’était un fait accompli.

De la même manière que nous condamnons fermement la volonté du gouvernement espagnol de séculariser la mosquée de Cordoue, nous affirmons que la décision prise par le gouvernement Erdogan sur Sainte-Sophie ne nous représente pas en tant que musulmans du monde entier. Sainte-Sophie est considérée par les chrétiens de la même façon que la mosquée de Cordoue l’est par les musulmans. 

Les chiffres

En 360 ap. JC, la construction de l’église Sainte-Sophie s’achève 

En 1453 ap. JC, Sainte-Sophie a été transformée en mosquée après la conquête de Constantinople par les Turcs Ottomans

 

Talal Al-Torifi est un universitaire saoudien et professionnel des médias.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com

NDLR: Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de Arab News.