DUBAÏ: Mohammed Jubran, âgé de 33 ans, passe presque toute sa jeunesse à souffrir de douleurs à l'estomac et de dépression, ce qui affecte ses notes à l’école et le démotive profondément. Il doit interrompre son parcours puis quitter son pays. Regarder le monde à travers l’objectif d’une caméra l’aidera à changer sa vie.
Aujourd'hui, Jubran est bien connu des habitants de sa région natale Al-Ahsa, dans l'est de l'Arabie saoudite, pour avoir fait leurs portraits sur une pellicule en noir et blanc. Il a su utiliser des contrastes saisissants entre la lumière et l'obscurité pour capturer leurs traits anguleux et leurs émotions subtiles. Ce processus lui a permis d’exposer au grand jour sa propre part d’ombre.
«Ce que j'aime dans les portraits, c'est qu’ils représentent des gens avec qui je vis. Ils ont partagé cette terre avec moi et je veux les immortaliser», confie Jubran à Arab News.
C'est au collège qu'il a pour la première fois un appareil photo entre les mains, mais ce n'est que des années plus tard, en 2017, lors d'un voyage en Turquie, que son aventure avec la photographie commence véritablement.
«J'ai commencé à me promener avec mon appareil photo, à prendre des photos, et j'en suis vraiment tombé amoureux. Quand je suis revenu [en Arabie saoudite], j'ai commencé à explorer plus de choses dans ce domaine et à photographier autour de moi dans mon quartier, en réalisant beaucoup de portraits.»
Né à Al-Ahsa mais élevé à Al-Khafji, une ville limitrophe du Koweït, Jubran révèle que ses journées d’étudiant comptent parmi les plus sombres de sa vie, alourdies par une sérieuse dépression. «C'était un véritable obstacle pour moi. J'ai été renvoyé deux fois en raison de notes médiocres, mais ces notes ne reflétaient pas mon intelligence.»
La maladie mentale demeure un sujet tabou dans les sociétés arabes conservatrices. Étant donné les difficultés qu’ils rencontrent – en particulier les jeunes hommes – pour discuter ouvertement de leur situation, les gens qui sont aux prises avec leurs démons intérieurs les gardent souvent pour eux.
Le Dr Haifa al-Gahtani, un psychiatre saoudien qui a fait un véritable travail de pionnier, déclarait en juin dernier à Arab News que, si les médecins sont nombreux dans le Royaume, le nombre de thérapeutes et de professionnels de la santé mentale qualifiés reste relativement faible.
Ne sachant que faire de sa vie lorsqu’il obtient son diplôme en 2011, Jubran se fraie un chemin dans le monde de l'entreprise. Mais huit ans plus tard, il veut en sortir.
«Ma dépression a été diagnostiquée en 2010, mais je peux en retrouver les symptômes en remontant jusqu’à 2003. Donc, pendant toute cette période, je n'avais aucune idée de ce que j’avais, jusqu'à ce que je sois diagnostiqué. Ce n’est pas du tout facile. La culture dans laquelle nous vivons ne fait pas la lumière là-dessus, vous n’en avez donc pas conscience», ajoute-t-il.
Les sources traditionnelles de conseils vers lesquelles il s’est tourné ne lui ont apporté que peu de réconfort. «J'ai rendu visite à tant de cheikhs et de religieux pour obtenir de l'aide», raconte-t-il, mais en vain.
Une grande campagne saoudienne
Une grande campagne nationale intitulée «Votre santé mentale avant tout» a été lancée en Arabie saoudite au mois de novembre. Il s’agit d’une initiative conjointe de l’Association saoudienne pour le développement durable (Talga) et du Centre national pour la promotion de la santé mentale (NCMH) du ministère de la Santé. Son objectif est de sensibiliser à l'anxiété, à la dépression et à l'épuisement professionnel ainsi qu’aux moyens de prévenir et de traiter ces états. D'ici à 2030, les responsables espèrent former au moins un tiers des personnes vivant dans le Royaume au secourisme en santé mentale.
Talga et le NCMH ont récemment organisé le premier de leurs cours de formation collaboratifs de secouriste en santé mentale. Les programmes de formation aux premiers secours en santé mentale (MHFA) ont été arabisés et adaptés culturellement par des experts saoudiens. La formation sur ce sujet devrait contribuer à atteindre les objectifs socio-économiques du plan de réforme Vision 2030 et les objectifs du Programme qualité de la vie.
De nombreuses personnes qui souffrent d'un trouble de santé mentale ont du mal à en déterminer la cause exacte. C'est souvent une combinaison de facteurs. Jubran pense que son éducation conservatrice a généré une pression particulière sur sa psyché.
Il explique: «J'ai grandi dans une famille très conservatrice, mais je ne suis pas vraiment conservateur, et cela a posé un problème. J'avais aussi ces problèmes d'estomac qui, on peut le dire, ont provoqué ma dépression. Habituellement, ces problèmes fonctionnent en cercle vicieux: l'un déclenche l'autre immédiatement.»
Jubran est atteint de la maladie de Crohn, une maladie inflammatoire de l’intestin qui peut faire naître des crises fréquentes de douleur et d’inconfort. Mais il pense que son état mental ne se résume pas à cette maladie.
«Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais je crois que c’est génétique et que j’étais enclin à la dépression. Je ne peux pas exactement en connaître la raison, parce que la dépression est vague. J'étais simplement déprimé et pas du tout motivé.»
Mais quelque chose devait changer. Épuisé par son travail peu épanouissant, Jubran se décide à embrasser sa véritable passion, la photographie, et à se recycler en tant que thérapeute afin d’aider les autres à surmonter leurs troubles de santé mentale.
«J’ai fait un long voyage dans la dépression et j’ai le sentiment d’en sortir. J’ai pensé que cela pourrait aider les gens, c'est pourquoi j’ai tenu à obtenir un certificat de thérapeute. J’en ai fini avec la vie d’entreprise. Je ne peux plus vivre en capitaliste», précise-t-il.
La lumière aura donc finalement dissipé les ombres pour le jeune Saoudien, à partir du moment où sa relation avec la photographie s'est affirmée, et lorsqu’il a commencé à voyager. C'est au cours d'une aventure dans le sous-continent indien qu'il a trouvé le courage de quitter son emploi.
«Mon thérapeute m'a suggéré de suivre des cours de yoga en Inde pendant un mois, et je suis tombé amoureux du pays», raconte Jubran. «J'ai vraiment adoré. Je suis rentré chez moi, j'ai quitté mon emploi, et je suis retourné immédiatement en Inde pour trois mois, jusqu'à ce que la pandémie se déclare. L'ambassade saoudienne nous a alors fourni un moyen de sortir du pays.»
Il décrit son séjour en Inde comme un moment de bonheur, ponctué par des randonnées, qui lui a permis de partir à la découverte de lui-même, pour rencontrer de nouvelles personnes et prendre autant de photos que possible.
«À cause de la dépression, je n’étais pas très sociable; c’est pour cette raison que j’avais beaucoup de mal à communiquer avec d’autres personnes.»
«Pour surmonter ce problème, j'ai voyagé seul. J'ai donc dû interagir avec d'autres personnes et sortir de ma zone de confort, ce qui m'a beaucoup aidé. Je dis que la photographie m'a fait sortir de la dépression, mais elle m'a aussi conduit en Inde. Le yoga m’a beaucoup aidé à faire face à la dépression, et cela m'a motivé à retourner en Inde», déclare-t-il.
Le long des sentiers touristiques populaires de l'Inde, il a été exposé à tous les horizons de la vie, ce qui l'a aidé à mieux se comprendre, à avoir confiance en lui et à se sentir mieux dans sa peau.
«Pendant très longtemps, la dépression m’a immobilisé. Quand je suis allé en Inde, la photographie m'a montré les aspects spirituels et philosophiques du yoga. Elle m'a vraiment guidé pour sortir de mon état dépressif», témoigne-t-il.
En tant que fils aîné ayant perdu son père à un âge précoce, Jubran craignait que sa famille n'accepte pas son choix ni son style de vie. Il a été agréablement surpris par le soutien de sa mère.
«La dépression a faussé beaucoup de choses à propos de ma famille, mais je suis maintenant près de ma mère, qui est très religieuse», confie-t-il. «Quand elle a constaté ma transformation, elle a été heureuse. Une mère aimera toujours ses enfants.»
Jubran a récemment déménagé à Riyad pour poursuivre sa carrière de photographe professionnel, après avoir travaillé pendant un certain temps dans un studio afin de constituer son book. «Il n’existe pas d’opportunité commerciale plus importante que dans la capitale», fait-il remarquer.
Mais son intérêt pour les portraits photographiques en noir et blanc continue d'être une catharsis.
«Je fais des portraits pour moi-même. Je vais dans les souks et les marchés et je prends des photos en fonction de la lumière», explique Jubran.
«L'essence de la photographie n’est que lumière. Même quand j’étais enfant en classe d'art à l'école, je n'ai jamais coloré mes photos. Ce choix me permet d’exprimer ce que j'ai besoin d'exprimer avec la photo. Les couleurs peuvent être gênantes.»
Jubran espère publier un jour son travail dans un beau livre. Après tout, les avantages d'un exutoire créatif sur la santé mentale ne peuvent guère être surestimés.
«C’est une façon de vous identifier grâce à l'expression», déclare-t-il. «Il est crucial pour l'expérience personnelle de chaque individu et en tant que communauté de refléter ses idées.»
Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com