Soudan: Le système de santé débordé face à l’ampleur de la crise

Un centre médical fermé dans le sud de Khartoum, le 8 mai 2023, alors que les combats se poursuivent entre l'armée soudanaise et les forces paramilitaires (Photo, AFP).
Un centre médical fermé dans le sud de Khartoum, le 8 mai 2023, alors que les combats se poursuivent entre l'armée soudanaise et les forces paramilitaires (Photo, AFP).
Short Url
Publié le Mercredi 17 mai 2023

Soudan: Le système de santé débordé face à l’ampleur de la crise

  • Les organisations humanitaires s'alarment de l'augmentation du nombre de victimes, du manque de matériel, de la fermeture des hôpitaux et de la violence continue
  • L'acheminement de matériel médical de base au Soudan est pratiquement impossible en raison de la fermeture de l'espace aérien

ROME: Les corps s'accumulent dans les rues de la capitale soudanaise, Khartoum, alors que les combats entre l'armée soudanaise et les Forces de soutien rapide entament leur deuxième mois. Les médecins et le personnel soignant soudanais sont débordés par l'augmentation rapide du nombre de victimes, mais ils sont incapables de se procurer du matériel de base ou d'accomplir leurs tâches.

Les médecins soudanais ont mis en garde contre l'effondrement du système de santé fragile du pays en raison des conflits qui ont débuté le 15 avril. Selon l'organisation non gouvernementale ACLED, plus de 750 personnes ont été tuées, dont de nombreux enfants, la plupart à Khartoum et dans la région du Darfour occidental.

Alors que les deux généraux soudanais en guerre – Abdel Fattah al-Burhan, qui dirige l'armée, et son adjoint devenu rival, Mohamed Hamdan Dagalo, qui commande les Forces de soutien rapide (FSR) – ont accepté des cessez-le-feu ces derniers jours, leurs troupes continuent de les violer, exposant continuellement les civils des villes et des villages touchés par le conflit à des tirs de barrage.

«Nous manquons de bandages, d'oxygène, de médicaments anesthésiques et d'autres fournitures médicales», a déclaré à Arab News le Dr Atia Abdallah Atia, secrétaire général de l’ordre des médecins du Soudan. «Les combats se déroulent autour des hôpitaux de Khartoum et nous avons perdu 13 membres du personnel médical, notamment des étudiants en médecine, depuis le début de la guerre. Les deux factions attaquent les hôpitaux à l'intérieur et à l'extérieur de Khartoum.»

Selon le Comité international de la Croix-Rouge, seuls 16 % des hôpitaux de Khartoum fonctionneraient actuellement, faisant difficilement face au manque de matériel, à l'absence ou à l'intermittence de l'électricité et à une violence constante. De nombreux hôpitaux ont été contraints de fermer.

«De nombreux médecins sont aujourd'hui blessés», a-t-il indiqué. «Certains hôpitaux ont été envahis par les forces de sécurité et l'armée. Elles ont envahi les hôpitaux en les utilisant comme bases pour leurs opérations.»

L'un des collègues du Dr Atia, un médecin, a été arrêté par les militaires pendant dix jours. «Il se trouvait dans un état déplorable lorsqu'ils l'ont relâché», a affirmé le Dr Atia.

Un hôpital abandonné à El-Geneina, la capitale du Darfour occidental, le 1er mai 2023, alors que des combats meurtriers se poursuivent au Soudan entre les forces des deux généraux rivaux (Photo, AFP).

Le Dr Atia a signalé que le syndicat des médecins du Soudan a fait état de 2 450 blessés, mais ce chiffre ne prend pas en compte les militaires ou les personnes blessées dans les hôpitaux qu'ils n'ont pas pu atteindre. Selon le syndicat, plus des deux tiers des hôpitaux de Khartoum sont fermés.

Les hôpitaux sont devenus la cible de tirs de l'armée et des FSR.

«Il s'agit d'un chiffre incomplet ; nous prévoyons un nombre plus important de cas car ce conflit est partout et vous pouvez même voir et observer les dégâts partout», a souligné le Dr Atia à Arab News. «Ce chiffre ne reflète pas la situation réelle car nous n'y avons pas accès.»

en chiffres

• Plus de 860 000 personnes fuiront le Soudan, selon le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés.

• Plus de 200 000 personnes ont fui vers les pays voisins.

• Plus de 700 000 personnes déplacées à l'intérieur du Soudan en raison des combats.

• Plus de 750 morts estimées par l'ACLED au 3 mai.

Selon le Dr Atia, le syndicat des médecins soudanais tente de redistribuer le matériel médical entre les différents hôpitaux et régions du Soudan. En effet, le principal entrepôt où est stocké le matériel médical destiné à Khartoum reste inaccessible car il est situé dans une zone où les combats font rage.

«Un système de référence reliant Khartoum aux États d'Al Jazirah et du Nil a été mis en place pour permettre aux hôpitaux d'accéder au matériel disponible», a-t-il révélé.

«Les hôpitaux de Khartoum et d'autres régions en proie aux combats sont à bout de souffle», a déclaré à Arab News Patrick Youssef, directeur régional du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) pour l'Afrique.

«Depuis plusieurs semaines, les médecins et les infirmières tentent de faire l'impossible pour soigner des personnes avec des réserves qui s'amenuisent et sans eau ni électricité», a-t-il ajouté.

«Khartoum est une ville densément peuplée qui compte des millions d'habitants. Lorsque des armes explosives lourdes sont utilisées, les coins de rue deviennent des champs de bataille et ce sont les civils qui paient le prix le plus élevé.»

Les quelques centres de santé qui fonctionnent manquent de matériel médical de base et d'électricité et ne disposent que d'une poignée de médecins et d'autres membres du personnel essentiels. Parallèlement, le nombre de victimes du conflit soudanais ne cesse d'augmenter.

James Elder, porte-parole du Fonds des Nations unies pour l'enfance (Unicef), a déclaré à Genève que, bien que ce chiffre n'ait pas encore été vérifié de manière indépendante par les Nations unies, 190 enfants ont été tués et 1 700 blessés au cours des 11 premiers jours du conflit.

Selon M. Elder, ces chiffres ont été recueillis dans les centres de santé de Khartoum et de la région du Darfour, ce qui signifie qu'ils n'incluent que les enfants qui se sont rendus dans ces centres. Le nombre réel de blessés et de morts serait plus élevé.

Les Soudanais souffrent alors que les combats entament leur deuxième mois (Photo, AN/Faiz Abubakr).

«Les établissements de santé sont à court de matériel et le personnel est incapable de faire son travail», a averti Cyrus Paye, coordinateur de projet pour Médecins Sans Frontières (MSF), depuis l'hôpital sud d'El-Fasher, au Darfour Nord, qui bénéficie du soutien de MSF. «Les travailleurs de la santé, les travailleurs humanitaires et les secouristes ont tous été immobilisés par les combats et les gens meurent en conséquence. Leur donner davantage d’accès permettra de changer la donne.»

M. Paye a indiqué qu'au 21 avril, l'hôpital que MSF soutient avait reçu 279 patients blessés, dont 44 qui ont succombé à leurs blessures.

«La situation est catastrophique», a-t-il alerté. «La majorité des blessés sont des civils touchés par des balles perdues, et beaucoup d'entre eux sont des enfants. Ils ont des fractures causées par les balles, des blessures par balle ou des éclats d'obus dans les jambes, l'abdomen ou la poitrine. Beaucoup ont besoin de transfusions sanguines. Il y a tellement de patients qu'ils sont traités au sol et dans les couloirs, parce qu'il n'y a tout simplement pas assez de lits pour les accueillir.»

Bien qu'Al-Burhan et Dagalo aient accepté des cessez-le-feu ces derniers jours, leurs troupes continuent de les violer, exposant continuellement les civils des villes et des villages à des tirs de barrage (Photo, AN/Faiz Abubakr).

L'espace aérien soudanais étant toujours fermé à cause du conflit et seuls les avions militaires étant autorisés à y pénétrer, il est pratiquement impossible d'acheminer les produits de base dont le pays a urgemment besoin. L'essentiel de l'aide apportée aujourd'hui est fournie d'État à État, quelques organisations humanitaires internationales n'ayant pu acheminer l'aide vitale que récemment.

Le 30 avril, le premier envoi international d'aide humanitaire du CICR est arrivé à Port-Soudan, 15 jours après le début des combats. Il s'agit de huit tonnes de matériel humanitaire, notamment du matériel chirurgical, destiné à soutenir les hôpitaux soudanais et les volontaires du Croissant-Rouge du Soudan, qui prodiguent des soins médicaux aux personnes blessées dans les combats.

Le 5 mai, les Émirats arabes unis et l'Organisation mondiale de la santé (OMS) ont livré 30 tonnes de matériel médical urgent au Soudan. Un avion transportant des fournitures pour le traitement des blessures, des opérations chirurgicales d'urgence et des médicaments essentiels est arrivé plus tard à l'aéroport de Port-Soudan. Cette cargaison, d'une valeur de 444 000 dollars (1 dollar = 0,92 euro), est la première livraison de l'OMS par voie aérienne au Soudan depuis le début du conflit.

L'OMS a distribué du matériel aux établissements de santé soudanais avant l'escalade du conflit, mais celles-ci ont été épuisées au bout de quelques jours seulement, compte tenu du nombre de blessés.

Une cargaison d'aide humanitaire du CICR arrivant au Soudan (Photo fournie).

Si l'arrivée de fournitures indispensables est positive, le défi, selon le Dr Atia et M. Youssef, est d'établir un passage sûr pour acheminer ces fournitures et leurs transporteurs vers les hôpitaux dans le besoin, au cœur des combats qui se poursuivent.

«Les combats rendent difficile l'accès du personnel soignant et des patients aux établissements de santé», a expliqué M. Youssef à Arab News.

«Nous sommes en contact avec les deux parties afin d'obtenir les garanties de sécurité afin d’accéder aux établissements de santé en toute sécurité. La semaine dernière, nous avons pu livrer des médicaments et du matériel médical pour soigner les traumatismes dans un hôpital de Khartoum, en collaboration avec notre partenaire, le Croissant-Rouge soudanais», a-t-il ajouté.

M. Youssef a indiqué que le CICR espérait atteindre d'autres établissements de santé dans les prochains jours, «si les conditions de sécurité le permettent».

De nombreux civils restent bloqués chez eux sans pouvoir accéder à la nourriture, à l'eau potable et aux soins médicaux (Photo, AN/Faiz Abubakr).

Toutefois, les hostilités se poursuivant, il a indiqué que les équipes du CICR auront besoin de garanties de passage en toute sécurité de la part des parties au conflit de manière à livrer des fournitures aux installations médicales dans les endroits où les combats sont actifs, comme à Khartoum, ainsi que du soutien et de la facilitation des autorités compétentes pour pouvoir accroître leur présence et leurs activités dans le pays.

De nombreux spécialistes régionaux affirment qu'un cessez-le-feu durable pourrait sauver la vie des civils, dont beaucoup restent piégés dans leurs maisons sans pouvoir accéder à la nourriture, à l'eau potable et aux soins médicaux, tandis que d'autres risquent de mourir faute de matériel médical et d’accès à des traitements cruciaux.

Cependant, plus d'un mois après le début des combats, il est loin d'être certain qu'Al-Burhan et Dagalo soient disposés à autoriser ne serait-ce qu'une «pause humanitaire».

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com


Le Liban accuse Israël de menacer la stabilité alors que les forces de l’ONU préparent leur retrait

Une ambulance de la Croix-Rouge libanaise passe devant des véhicules blindés de la Force intérimaire des Nations unies au Liban lors d'une patrouille près de Marjayoun, dans le sud du Liban, l'année dernière. (AFP)
Une ambulance de la Croix-Rouge libanaise passe devant des véhicules blindés de la Force intérimaire des Nations unies au Liban lors d'une patrouille près de Marjayoun, dans le sud du Liban, l'année dernière. (AFP)
Short Url
  • Un émissaire de l’ONU accuse Israël de compromettre les « progrès durement acquis » en sapant la souveraineté et l’intégrité territoriale du Liban par des frappes aériennes et des violations frontalières
  • Le commandant de l’armée libanaise a présenté au gouvernement son deuxième rapport d’étape sur un plan visant à étendre l’autorité de l’État sur l’ensemble du territoire et à réserver le port d’armes aux seules institutions étatiques

NEW YORK: Le Liban a averti que les frappes aériennes et violations frontalières israéliennes risquent de compromettre les progrès réalisés vers la stabilité dans le sud du pays, alors que la mission de maintien de la paix des Nations unies entame sa phase préparatoire en vue d’un retrait progressif.

S’exprimant devant la Quatrième Commission de l’Assemblée générale de l’ONU, le représentant permanent du Liban, Ahmad Arafa, a salué le renouvellement récent du mandat de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL) en vertu de la résolution 2790 du Conseil de sécurité, qui prolonge son mandat jusqu’au 31 décembre 2026, avant un retrait « ordonné, sûr et coordonné » dans l’année suivante.

« Les Forces armées libanaises œuvrent sans relâche pour assurer la pleine application de la résolution 1701 », a rappelé Arafa, évoquant le texte qui avait mis fin à la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah.

Cette résolution appelle au désarmement de toutes les milices au Liban, y compris le Hezbollah, que les États-Unis considèrent comme une organisation terroriste et dont ils exigent la démilitarisation.

L’accord de cessez-le-feu de novembre 2024 avec Israël prévoit également le désarmement du Hezbollah et l’établissement d’un monopole étatique sur les armes. Si Israël et plusieurs pays y voient une exigence de désarmement total du Hezbollah, le mouvement chiite affirme que cette obligation ne concerne que le sud du Liban.

Arafa a précisé que le commandant de l’armée libanaise avait remis au Conseil des ministres son deuxième rapport d’avancement sur le plan visant à étendre l’autorité de l’État à tout le territoire et à limiter la détention d’armes aux seules institutions légitimes.

Il a toutefois accusé Israël de compromettre les « progrès durement acquis » par des violations continues de la souveraineté libanaise — frappes aériennes, occupation persistante de certaines zones et création de « prétendues zones tampons ».

Selon Arafa, la FINUL a rapporté plus de 7 000 violations de l’espace aérien libanais par Israël depuis la cessation des hostilités en novembre dernier. Ces frappes, a averti la mission onusienne, violent la résolution 1701, « menacent la sécurité des civils et sapent les avancées vers une solution politique et diplomatique ».

Le Liban a également dénoncé les attaques israéliennes visant le personnel et les positions de la FINUL, qualifiées de « violation flagrante du droit international ».

Arafa a exprimé sa gratitude envers la direction de la FINUL et les pays contributeurs de troupes pour leur « dévouement et leurs sacrifices » depuis la création de la mission en 1978, appelant à éviter tout « vide sécuritaire » durant la période de transition à venir, tout en préservant la stabilité et le respect de la souveraineté nationale.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com


«Le sang coulait encore»: le calvaire des réfugiés d’El-Facher arrivés au Tchad

Les FSR, en guerre contre l’armée régulière depuis avril 2023, ont pris le contrôle le 26 octobre de cette ville du Darfour, une région de l'ouest du Soudan déjà ensanglantée dans les années 2000. (AFP)
Les FSR, en guerre contre l’armée régulière depuis avril 2023, ont pris le contrôle le 26 octobre de cette ville du Darfour, une région de l'ouest du Soudan déjà ensanglantée dans les années 2000. (AFP)
Short Url
  • "Ils ont appelé sept infirmiers et les ont réunis dans une pièce. Nous avons entendu des coups de feu et j’ai vu le sang couler sous la porte", raconte avec émotion à l’AFP l'adolescent de 16 ans
  • La vidéo, comme de nombreuses autres filmées par les FSR lors de leur entrée dans la ville, a été partagée sur les réseaux sociaux

TINE: Après 11 jours de trajet, Mounir Abderahmane atteint enfin le camp de Tiné, dans la province du Wadi Fira au Tchad, après avoir fui El-Facher, au Soudan, le 25 octobre.

Lorsque des paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR) ont envahi la ville, il veillait son père, militaire dans l'armée régulière blessé quelques jours plus tôt, à l'hôpital saoudien.

"Ils ont appelé sept infirmiers et les ont réunis dans une pièce. Nous avons entendu des coups de feu et j’ai vu le sang couler sous la porte", raconte avec émotion à l’AFP l'adolescent de 16 ans.

La vidéo, comme de nombreuses autres filmées par les FSR lors de leur entrée dans la ville, a été partagée sur les réseaux sociaux. Mounir quitte aussitôt la ville avec son père, qui mourra quelques jours plus tard sur la route qui devait le mener au Tchad.

Les FSR, en guerre contre l’armée régulière depuis avril 2023, ont pris le contrôle le 26 octobre de cette ville du Darfour, une région de l'ouest du Soudan déjà ensanglantée dans les années 2000.

Deux semaines après la prise de la ville, les réfugiés atteignent le Tchad, à plus de 300 km de là. Une poignée d’entre eux, accueillis dans le camp de transit de Tiné, livrent leurs témoignages à l’AFP.

"Coques d'arachides" 

Après 18 mois de siège, tous évoquent une intensification des bombardements à partir du 24 octobre, précédant l’entrée des paramilitaires.

Terrés dans des abris de fortune, des dizaines de personnes s’y entassent pour échapper aux drones. Ils n’ont pour seule nourriture "que des coques d’arachides", raconte Hamid Souleymane Chogar, 53 ans. Le 26 octobre, il s’échappe de sa cachette, "chaque fois que je montais prendre l’air, je voyais dans la rue de nouveaux cadavres, souvent des habitants du quartier que je connaissais", confie-t-il.

Il profite d’une accalmie nocturne pour fuir. Estropié en 2011 lors d'une précédente guerre "à cause des Janjawids" - des milices arabes ayant longtemps persécuté les tribus non arabes du Darfour –, il est hissé sur une charrette qui zigzague dans la ville entre les débris et les cadavres. Leur progression se fait sans parole ni lumière, pour ne pas alerter les paramilitaires.

Alors que les phares d’un véhicule des FSR balayent la nuit, Mahamat Ahmat Abdelkerim, 53 ans, se précipite dans une maison avec sa femme et ses six enfants. Le septième a été tué deux jours plus tôt dans une attaque de drone. "Il y avait une dizaine de cadavres, tous des civils. Leur sang coulait encore", explique-t-il derrière ses lunettes noires, qui cachent un œil gauche perdu quelques mois plus tôt lors d’un bombardement.

Mouna Mahamat Oumour, 42 ans, fuit avec ses trois enfants lorsqu’un obus frappe le groupe. "Quand je me suis retournée, j’ai vu le corps de ma tante déchiquetée. On l’a couverte d’un pagne et on a continué", raconte-t-elle en larmes. "Nous avons marché sans jamais nous retourner", ajoute-t-elle.

Arrivés au sud de la ville, au niveau de la tranchée construite par les paramilitaires pour l'encercler, les cadavres s’accumulent. "Ils remplissent la moitié de ce fossé de deux mètres de large et de trois mètres de haut", détaille Hamid Souleymane Chogar.

Des dizaines ? Des centaines ? Impossible d’estimer leur nombre en pleine nuit, dans cet espace qui s’étend à perte de vue.

Des analyses faites par le laboratoire de l'université américaine de Yale à partir d’images satellites croisées avec des vidéos postées par les FSR, évoquent la présence de nombreux corps dans cette tranchées et sur le talus voisin.

Samira Abdallah Bachir, 29 ans, a emprunté un autre passage, elle a dû descendre dans la tranchée, sa fille de deux ans dans les bras, ses deux autres enfants, âgés de 7 et 11 ans, marchant derrière elle. "On devait éviter les corps pour ne pas marcher dessus", décrit-elle.

Un système de racket 

Une fois sortis de la ville, les réfugiés subissent un nouveau calvaire. A chaque check-point sur les deux principales routes permettant de quitter la ville, les témoignages évoquent de nouvelles violences, viols et vols contre les populations civiles.

Après s'être fait voler son téléphone et son argent, Mahamat Ahmat Abdelkerim doit payer à chaque nouveau check point. "Les FSR ont des téléphones qu’ils mettent sur haut-parleur pour que nous contactions nos proches pour qu’ils nous envoient de l’argent", décrit-il.

Les sommes payées à chaque barrage varient entre 500.000 et un million de livres soudanaises selon les témoignages, soit entre 700 et 1.400 euros.

D’autres témoignages évoquent les ciblages ethniques des FSR. Ils disent "Vous êtes des noirs, des esclaves" raconte un réfugié tout juste arrivé à Tiné. "Ils mettent certains hommes de côté, les dépouillent et tirent au hasard sur eux."

Difficile de savoir combien de Soudanais réussiront à se réfugier au Tchad dans les prochaines semaines. Environ 90.000 personnes ont déjà fui la ville d’El-Facher depuis sa conquête par les paramilitaires, selon les derniers chiffres de l’ONU

Le HCR évoque de son côté "90.000 arrivées dans les trois prochains mois" alors que les violences se poursuivent au Darfour et que les affrontements entre l’armée et les paramilitaires poussent la population à fuir dans la région du Kordofan.

"Des relocalisations sont en cours pour permettre de désengorger le camp de transit de Tiné et accueillir de nouveaux réfugiés", précise Ameni Rahmani, 42 ans, responsable de projet de Médecins Sans Frontières (MSF) à Tiné.

"Les arrivées augmentent encore faiblement mais nous sommes prêts à intensifier notre réponse et à renforcer nos équipes sur place."

Côté soudanais, après s’être retiré du Darfour-Nord suite à des attaques de drones sur des structures médicales depuis deux semaines, MSF prévoit d’y redéployer ces prochains jours ses équipes.

Le conflit au Soudan a fait des dizaines de milliers de morts, en a déplacé près de 12 millions d'autres et provoqué, selon l'ONU, la pire crise humanitaire au monde.

 


Soudan: des sources d'information cruciales emportées par la guerre

En septembre, le reporter de l'AFP avait déjà appris la mort de trois autres de ses sources locales, des hommes toujours prêts à répondre à "ses questions macabres" quand les communications le permettaient. Et toujours sous couvert d'anonymat pour des raisons de sécurité. (AFP)
En septembre, le reporter de l'AFP avait déjà appris la mort de trois autres de ses sources locales, des hommes toujours prêts à répondre à "ses questions macabres" quand les communications le permettaient. Et toujours sous couvert d'anonymat pour des raisons de sécurité. (AFP)
Short Url
  • Pendant des mois, le Dr Omar Selik, le Dr Adam Ibrahim Ismaïl, le cheikh Moussa et l'activiste Mohamed Issa ont transmis des informations à l'AFP sur cette ville inaccessible à toute aide extérieure
  • Le correspondant de l'AFP au Soudan, Abdelmoneim Abu Idris Ali, lui-même déplacé de la capitale Khartoum à Port-Soudan, les appelait souvent pour couvrir à distance la guerre sanglante entre l'armée du général Abdel Fattah Al-Burhane et les FSR

PORT-SOUDAN: "Les bombes se rapprochent", "ils tirent sur ceux qui tentent de fuir", "il y a seize morts"... Les informations sur les combats meurtriers et les exactions commises à El-Facher parviennent au monde grâce à de simples citoyens soudanais, restés sur place au péril de leur vie, sources cruciales pour l'AFP.

Cette grande ville de la région du Darfour (ouest) a été assiégée pendant 18 mois avant de tomber le 26 octobre dernier aux mains des paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohamed Hamdane Daglo.

Pendant des mois, le Dr Omar Selik, le Dr Adam Ibrahim Ismaïl, le cheikh Moussa et l'activiste Mohamed Issa ont transmis des informations à l'AFP sur cette ville inaccessible à toute aide extérieure, ensanglantée par des affrontements meurtriers, puis par des massacres commis par les paramilitaires.

Le correspondant de l'AFP au Soudan, Abdelmoneim Abu Idris Ali, lui-même déplacé de la capitale Khartoum à Port-Soudan, les appelait souvent pour couvrir à distance la guerre sanglante entre l'armée du général Abdel Fattah Al-Burhane et les FSR.

Ses quatre sources ont joué un rôle crucial et anonyme. Jusqu'à leur décès...

Adam Ibrahim Ismaïl a été arrêté par les FSR le 26 octobre, le jour de la prise d'El-Facher qu'il tentait de fuir. Il a été abattu le lendemain.

Jusqu'au bout, ce jeune médecin a "soigné les blessés et les malades" de l'hôpital saoudien, le dernier fonctionnel de la ville, selon un communiqué du syndicat des médecins soudanais.

C'est par ce communiqué qu'Abdelmoneim Abu Idris Ali a appris son décès.

Il lui avait parlé quelques jours plus tôt pour faire le point sur les bombardements du jour: "il avait une voix épuisée", se souvient-il. "Chaque fois que nous terminions un appel, il disait au revoir comme si c'était peut-être la dernière fois".

"Questions macabres" 

En septembre, le reporter de l'AFP avait déjà appris la mort de trois autres de ses sources locales, des hommes toujours prêts à répondre à "ses questions macabres" quand les communications le permettaient. Et toujours sous couvert d'anonymat pour des raisons de sécurité.

Les trois ont été tués dans une frappe de drone sur une mosquée d'El-Facher qui a fait au moins 75 morts le 19 septembre.

"Beaucoup de ces 75 personnes avaient fui pour sauver leur vie quelques jours auparavant, mais le drone des FSR les a rattrapées", a précisé Abdelmoneim Abu Idris Ali.

Les voix des sources "me permettaient de dépeindre El-Facher", dit-il. "À travers eux, j'entendais les gémissements des blessés, les peines des endeuillés, la douleur de ceux que broie la machine de guerre", raconte-t-il depuis Port-Soudan.

Avant que la guerre n'éclate, les journalistes pouvaient parcourir le troisième plus grand pays d'Afrique jusque dans ses régions les plus reculées, comme le Darfour.

C'est ainsi que le reporter aguerri de l'AFP a rencontré le cheikh Moussa qui lui a ouvert la porte de son modeste logement en 2006, prélude à deux décennies d'amitié. Il connaissait bien moins les trois autres, faute de temps pour échanger dans une région soumise aux coupures de communication fréquentes.

"Cacher" sa tristesse 

Egalement disparu, le Dr Omar Selik, qui a été loué par de nombreux journalistes internationaux, a vu le système de santé d'El-Facher s'effondrer au fil des mois. Après avoir évacué sa famille dans une zone moins dangereuse, ce médecin continuait de sauver des vies, jusqu'à son propre décès.

"Il me parlait comme s'il s'adressait à la famille d'un patient, annonçant la mort d'un être cher et essayait toujours de cacher la pointe de tristesse dans sa voix lorsqu'il me donnait un bilan des victimes", se souvient Abdelmoneim Abu Idris Ali.

Mohamed Issa, lui, est mort à 28 ans, après des mois à traverser les lignes de front pour apporter nourriture, eau, médicaments aux familles piégées à El-Facher.

"Chaque fois que je lui demandais ce qui se passait, sa voix résonnait joyeusement: +rien de grave inch'Allah, je suis un peu loin, mais je vais aller voir pour toi!+ On ne pouvait pas l'arrêter".

Mohamed Issa se précipitait sur les lieux des frappes, chargeant les blessés sur des charrettes pour les emmener à l'hôpital ou dans n'importe quel lieu susceptible de prodiguer des soins d'urgence, explique le correspondant.

Chassé de son village 

Le cheikh Moussa avait, lui, été chassé de son village il y a 22 ans, au tout début de la guerre du Darfour, par les milices arabes Janjawid, dont les FSR sont les héritières. Il a ensuite vécu dans différents lieux accueillant les réfugiés ballottés au gré des attaques des paramilitaires.

"La violence éclatait encore et encore devant sa porte, mais son rire ne s'est jamais éteint", dit le journaliste de l'AFP.

Quand les bombes ont commencé à pleuvoir sur El-Facher, "il parlait sans fin de la douleur que son peuple subissait, mais si vous lui demandiez comment lui allait, il répondait juste: +alhamdulillah, grâce à Dieu+".

À chaque appel téléphonique, "je l'imaginais assis en tailleur à l'ombre devant sa porte, vêtu d'une djellaba d'un blanc éclatant et d'une calotte assortie, toujours souriant malgré les horreurs qui l'entouraient", se remémore le journaliste de l'AFP.

"Chaque mort est une tragédie que nous sommes habitués à rapporter, mais c'est une autre forme de chagrin lorsqu'il s'agit de quelqu'un avec qui vous avez partagé un repas, quelqu'un dont vous entendiez la voix chaque jour".