Le monde célèbre ce samedi la Journée mondiale de la liberté de la presse, l’occasion de réaffirmer l’importance fondamentale d’une presse libre et indépendante. Mais pour les journalistes palestiniens, cette journée est aussi un rappel douloureux des sacrifices immenses et des dangers constants qu’ils affrontent simplement pour exercer leur métier.
À Gaza comme en Cisjordanie, les journalistes subissent des attaques non seulement de la part des forces israéliennes, mais aussi de leurs propres dirigeants et de groupes armés. Le récit palestinien est censuré par les crimes de guerre israéliens, tandis que les autorités palestiniennes à Ramallah, tout comme le Hamas à Gaza, tolèrent peu les voix critiques ou les reportages indépendants.
Les violences exercées contre les journalistes palestiniens à Gaza atteignent un niveau alarmant. Près de 200 journalistes ont été tués depuis le début de l'offensive israélienne fin 2023, selon Reporters sans frontières. Au moins 43 journalistes ont perdu la vie en exerçant leur métier. Des salles de rédaction ont été détruites, des maisons bombardées et des quartiers rasés, tandis qu'Israël justifie ses actions en qualifiant les journalistes de « affiliés au Hamas » ou de « sympathisants terroristes ». Ces accusations, bien que dénuées de preuve, portent des conséquences tragiques. Le droit international humanitaire, tel que défini par les Conventions de Genève, est clair : à moins de participer directement aux hostilités, les journalistes, même ceux accusés de diffusion de propagande, sont des civils et ne doivent pas être pris pour cible.
Comme si la menace extérieure ne suffisait pas, les journalistes palestiniens doivent aussi faire face à une répression interne. À Gaza, le Hamas a répondu aux manifestations et aux reportages critiques par des menaces et des intimidations. Au moins trois journalistes ont reçu des menaces de mort ou ont été agressés physiquement pour avoir couvert des dissidents publics ou publié des critiques en ligne. Un journaliste, s’adressant anonymement à Reporters sans frontières, a déclaré avoir supprimé des publications après avoir reçu des menaces directes de membres du Hamas.
Comme si la menace extérieure ne suffisait pas, les journalistes palestiniens doivent aussi faire face à une répression interne.
Daoud Kuttab
En Cisjordanie, le gouvernement palestinien, par l’intermédiaire des forces de sécurité, a également réprimé la liberté de la presse. Des journalistes ont été harcelés, agressés et détenus arbitrairement par les forces de sécurité. Le correspondant d'Al Jazeera, Laith Jaar, a été battu et menacé avec une arme à feu par un agent de sécurité palestinien alors qu'il couvrait le bombardement israélien de Tulkarem. Un autre journaliste, Mohammed Atrash, a été arrêté pour avoir documenté l'invasion israélienne de Jénine. Dans une nouvelle escalade, le gouvernement palestinien basé à Ramallah a ordonné la fermeture des bureaux d’Al Jazeera et suspendu ses activités en Cisjordanie, l'accusant d'« incitation » aux troubles, une accusation souvent utilisée pour réduire au silence les médias critiques.
Les journalistes palestiniens se trouvent désormais pris entre occupation, répression et censure. Il ne s'agit plus seulement d'une crise nationale, mais d'une urgence mondiale pour la liberté de la presse. Lorsque des bureaux de presse sont bombardés, que des journalistes sont tués en toute impunité et que des agences sont fermées, c’est l’un des derniers remparts de la vérité et de la responsabilité qui est démoli. Ironiquement, ces attaques, qu'elles soient le fait d'Israël, du Hamas ou de l'Autorité palestinienne, servent les intérêts d'Israël, lui permettant de contrôler le récit mondial avec un minimum de contrôle.
Cela ne peut rester sans réponse. Cependant, l'indignation seule ne suffit pas. Les médias internationaux doivent également reconnaître leur propre échec, notamment en laissant l’interdiction d’accès à Gaza, imposée par Israël, être largement ignorée.
En tant que journaliste depuis des décennies, je peux affirmer sans équivoque que l'exclusion des journalistes étrangers de Gaza a porté un effet dévastateur. Elle a permis au gouvernement israélien de contrôler le récit mondial du conflit avec peu de contrôle. Sans la présence des journalistes internationaux, le monde se retrouve confronté à une fausse équivalence : les déclarations de l’armée israélienne contre celles des journalistes palestiniens locaux, souvent injustement éloignés, accusés de partialité, indépendamment de leur professionnalisme ou des preuves vidéo documentées.
Si les correspondants internationaux avaient été autorisés à entrer à Gaza, s’ils avaient pu visiter les hôpitaux, documenter les attaques et vérifier ou réfuter les affirmations israéliennes, le récit aurait été radicalement différent. Leur présence n’aurait pas seulement enrichi la couverture médiatique, elle aurait aussi pu sauver des vies. Plus de caméras et de journalistes indépendants sur le terrain auraient augmenté le coût politique des crimes de guerre et ouvert la voie à une véritable justice.
Le refus d’autoriser l’entrée des journalistes étrangers à Gaza ne relève pas d’un problème logistique, mais d’une tactique délibérée visant à brouiller la vérité.
Daoud Kuttab
Le refus d’autoriser l’entrée des journalistes étrangers à Gaza ne relève pas d’un problème logistique, mais d’une tactique délibérée visant à brouiller la vérité. Chaque publication sur la guerre, publiée dans les médias du monde entier, devrait indiquer clairement que l'accès des journalistes internationaux a été refusé. Omettre cette information participe à l’illusion d’une transparence qui n’existe tout simplement pas. Ce n’est pas un environnement journalistique normal ; c’est une situation anormale que le monde doit reconnaître comme telle.
Le journalisme ne peut survivre dans ces conditions que si les journalistes et les médias du monde entier élèvent la voix avec plus de force et de cohérence. Les institutions médiatiques mondiales doivent aller au-delà des simples déclarations de solidarité. Elles doivent exiger un accès sûr pour tous les journalistes, faire pression pour que la communauté internationale rende des comptes et dénoncer publiquement tout gouvernement ou parti offensant, israélien ou palestinien.
Les gouvernements qui prétendent défendre la liberté de la presse doivent joindre l'acte à la parole. Cela inclut des pressions diplomatiques, des plaintes internationales et même des sanctions contre les responsables d'assassinats ciblés et de muselage de journalistes. Toute autre mesure est une complicité.
La Journée mondiale de la liberté de la presse ne doit pas être un simple geste symbolique. Elle doit constituer un véritable tournant. Nous devons aux journalistes tombés à Gaza, ainsi qu’à ceux qui continuent de risquer leur vie, de déclarer, sans équivoque : le journalisme n’est pas un crime.
Si nous ne défendons pas ce principe dès cet instant, nous courons le risque de le perdre à jamais.
Daoud Kuttab est un journaliste palestinien primé et ancien professeur de journalisme à l'université de Princeton. Il est l'auteur de «State of Palestine NOW: Practical and logical arguments for the best way to bring peace to the Middle East». X: @daoudkuttab
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com