La famine qui sévit à Gaza a été présentée presque exclusivement comme une catastrophe humanitaire, un test moral pour la communauté internationale et un chapitre dévastateur dans la longue saga de la souffrance palestinienne. Mais la réduire simplement à une tragédie contenue dans les frontières assiégées de Gaza, c'est passer à côté de la situation dans son ensemble. Ce qu'Israël met en œuvre par des politiques délibérées de famine n'est pas seulement un crime de guerre au regard du droit international, c'est aussi le germe d'une crise sécuritaire arabe imminente. Les répercussions de la famine à Gaza s'étendront bien au-delà de ses frontières, menaçant de déstabiliser la Jordanie, l'Égypte et l'ensemble du monde arabe d'une manière que la région ne peut se permettre d'ignorer.
Depuis des mois, Israël maintient un blocus sans faille, empêchant la nourriture, l'eau, les médicaments et d'autres produits essentiels d'entrer dans la bande de Gaza. Il ne s'agit pas d'un dommage collatéral ou d'un sous-produit de la guerre, mais d'une politique calculée visant à briser la volonté d'une population civile. Les enfants souffrent de malnutrition, les hôpitaux s'effondrent et les familles survivent avec un peu plus que de la nourriture pour animaux. Les convois d'aide internationale ont été constamment bloqués et les appels humanitaires ignorés à plusieurs reprises. Cette situation a créé une famine en temps réel, visible par le monde entier grâce à des images et des témoignages poignants. Mais ce qu'Israël considère comme un outil pour affaiblir le Hamas a des implications bien plus larges, notamment pour la stabilité des États arabes voisins.
Le risque le plus immédiat réside dans la possibilité de déplacements massifs. La population de Gaza, qui compte plus de 2 millions d'habitants, est en effet enfermée dans une prison à ciel ouvert. Si la famine continue de s'aggraver et si les opérations militaires israéliennes s'étendent, la probabilité d'un exode massif forcé augmente considérablement.
L'Égypte, déjà aux prises avec des difficultés économiques, serait confrontée à une pression insupportable si les Palestiniens étaient poussés vers la péninsule du Sinaï. La Jordanie, dont l'équilibre démographique et politique est délicat, ne peut absorber une nouvelle vague de réfugiés sans attiser les tensions dans le pays. Le monde arabe sait bien, grâce à l'histoire, que les crises de réfugiés ne restent pas temporaires ; elles remodèlent la politique, la sécurité et la stabilité des pays d'accueil pendant des décennies.
Ce qu'Israël considère comme un outil pour affaiblir le Hamas a des implications beaucoup plus larges, notamment pour la stabilité des États arabes voisins
Hani Hazaimeh
Mais la menace des réfugiés n'est qu'un aspect du problème. La famine est un facteur de radicalisation. Une génération de jeunes Palestiniens qui grandissent dans la famine, le siège et l'absence totale d'espoir n'en sortira pas en tant que victimes passives. Ils porteront les cicatrices de la faim et de l'humiliation jusqu'à l'âge adulte, alimentant le militantisme et créant un terrain fertile pour les idéologies extrémistes.
Pour les États arabes qui cherchent depuis longtemps à empêcher la propagation de la radicalisation à l'intérieur de leurs frontières, il s'agit d'un incendie incontrôlable qui ne demande qu'à se propager. Les actions d'Israël peuvent affaiblir le Hamas à court terme, mais il est presque certain qu'elles créeront un ensemble d'acteurs plus fragmentés, plus désespérés et plus volatils au sein de la société palestinienne - des acteurs dont la rage ne sera pas contenue par les murs de Gaza.
En outre, la famine érode l'idée même d'ordre international dans la région. Le monde arabe s'appuie depuis longtemps, même si c'est avec difficulté, sur le droit international, les conventions humanitaires et les institutions multilatérales pour protéger les droits des Palestiniens. Pourtant, Gaza démontre qu'Israël peut imposer la famine en toute impunité, protégé par le veto des États-Unis à l'ONU et le silence de l'Occident. Cet effondrement de la responsabilité envoie un message dangereux : la force brute et la punition collective sont des outils autorisés pour la conduite d'un État.
Si ce précédent se confirme, qu'est-ce qui empêchera des tactiques similaires d'être utilisées ailleurs ? Les États arabes doivent reconnaître que la normalisation de la famine en tant qu'arme crée un précédent qui menace leur propre sécurité dans les conflits à venir.
La question n'est pas de savoir si les conséquences se feront sentir, mais à quelle vitesse et de quelle manière elles seront destructives
Hani Hazaimeh
D'un point de vue stratégique, la politique d'affamation d'Israël est une politique à courte vue, même dans ses propres termes. Affamer Gaza pour la soumettre n'apportera pas la paix ou la sécurité à long terme pour les Israéliens. Au contraire, cela déstabilisera la région, créera de nouveaux fronts de conflit et renforcera l'isolement d'Israël. Pour les États arabes, le danger ne réside pas seulement dans la réponse à la catastrophe humanitaire immédiate, mais aussi dans la préparation aux effets d'entraînement - vagues de réfugiés, radicalisation militante, bouleversements politiques et érosion des normes internationales.
La famine à Gaza n'est donc pas seulement une tragédie palestinienne, c'est un miroir qui reflète les vulnérabilités du monde arabe lui-même. Elle met les gouvernements arabes face à une dure réalité : leur sécurité est indissociable du sort des Palestiniens. Considérer la famine de Gaza comme une crise contenue, c'est se livrer à une dangereuse illusion. En vérité, il s'agit d'une bombe à retardement au cœur de la sécurité arabe. La question n'est pas de savoir si les conséquences se feront sentir, mais à quelle vitesse et avec quelle force destructrice.
La réponse arabe doit aller au-delà de la charité et de l'aide humanitaire. Elle nécessite une position politique unifiée qui traite la famine de Gaza non seulement comme un outrage moral, mais aussi comme une menace directe pour la sécurité nationale. En l'absence d'une action décisive, les États arabes devront se démener pour gérer les retombées d'une crise qui aurait pu être affrontée à la racine. L'histoire ne pardonnera pas l'hésitation face à la famine. La famine à Gaza est un acte de guerre délibéré et ses conséquences ne s'arrêteront pas aux points de passage d'Erez ou de Rafah. Elles se répercuteront dans plusieurs capitales arabes et au-delà. Pour le monde arabe, le choix est clair : agir maintenant pour faire face à cette politique de famine ou faire face à l'effritement de la stabilité régionale pour les années à venir.
Hani Hazaimeh est un rédacteur en chef basé à Amman.
X : @hanihazaimeh
NDLR: Les opinions exprimées par les auteurs dans cette section sont les leurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d'Arab