Entre Rabat et Madrid, le spectre de la rupture

Le chef de la diplomatie marocaine, Nasser Bourita (Photo, AFP).
Le chef de la diplomatie marocaine, Nasser Bourita (Photo, AFP).
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Publié le Mardi 08 juin 2021

Entre Rabat et Madrid, le spectre de la rupture

Entre Rabat et Madrid, le spectre de la rupture
  • Le différend entre Rabat et Madrid porte sur la réception en catimini du chef du Polisario par Madrid, et sa protection, malgré les poursuites le visant pour viols et crimes de guerre
  • Aujourd'hui, c’est l’Europe qui est sous pression pour parvenir au plus vite à une position commune, à même d’éclairer d’un nouveau jour ses relations avec la région du Maghreb

Les mots ont été patiemment pesés, consciemment déclamés par le chef de la diplomatie marocaine, Nasser Bourita. Si l’Espagne ne traite pas l’affaire du chef du Polisario avec la diligence exigée par le Maroc, tenant ainsi compte de l’importance du partenariat stratégique entre les deux pays, Rabat envisage une séquence inédite: rompre ses relations avec Madrid.

Il est vrai que, jusqu’à présent, il est difficile de faire la part des choses dans la double dramatisation de la crise entre Rabat et Madrid, entre manœuvre politique pour mieux négocier l’avenir, et menace dissuasive pour pousser l’adversaire à envisager des concessions. Il n’empêche que le discours de rupture a envahi le langage diplomatique entre les deux pays.

Rabat insiste pour dire qu’il ne s’agit nullement d’une crise entre le Maroc et l’Union européenne (UE), mais d’un différend entre Rabat et Madrid sur une question bien spécifique: la réception en catimini du chef du Polisario par Madrid, et sa protection, malgré les poursuites judiciaires espagnoles pour viols et crimes de guerre.

Il s’agit d’une crise inédite, dont on peine à imaginer lissue. Inédite non par sa tension intense, ou la violence des propos  des deux côtés de la Méditerranée, mais par les solutions et les perspectives pour la désamorcer.

Quand par le passé, il existait entre le Maroc et ses voisins européens un désaccord sur la pêche, limmigration ou les taxes, quelle que soit l’intensité de la controverse, une ou plusieurs réunions techniques, puis politiques, finissaient par lever toutes les ambiguïtés, permettant d’assainir les hostilités, et d’arracher des consensus. Généralement, les intérêts mutuels et la logique de la realpolitik prévalaient.

Mais la crise que traversent actuellement les relations entre Rabat et Madrid et Berlin est dune tout autre nature. Elle est par essence politique. Un segment structurant a été perdu dans ce tourbillon, celui de la confiance.

Rabat a surpris Madrid en flagrant délit de mensonges et de duplicité sur une affaire que les autorités espagnoles savent pourtant vitale pour le voisin marocain. Les autorités marocaines ont également constaté que les Allemands, loin de leur apparent comportement de neutralité, travaillaient en sourdine à faire imploser une séquence favorable aux intérêts marocains.

Cette crise a la particularité de ne pouvoir disparaître qu’en cas de clarification des positions des uns et des autres. Les pays européens aspirent-ils à consolider une paix régionale basée sur les multiples ententes et les consensus intelligents entre les États de la région, ou sacharnent-ils à encourager une situation chimérique, quitte à risquer linstabilité, voire le chaos?

Après avoir longtemps privilégié une approche incertaine, certains pays européens se trouvent acculés à un exercice de vérité qui n’épouse ni la langue de bois chère aux bureaucrates de Bruxelles, ni les hésitations de circonstances. Aujourdhui, cest lEurope qui est sous pression, pour parvenir au plus vite à une position commune, à même d’éclairer dun nouveau jour ses relations avec la région du Maghreb.

Les plus pessimistes pointeront limpuissance des Européens à adopter une position commune, comme ils lont déjà montré sur de nombreuses problématiques par le passé. Sur la Turquie, lIran, Israël, la Russie et même les États-Unis, l’UE agit toujours en ordre dispersé. Ce qui affaiblit à la fois son positionnement et ses capacités à agir sur les événements.

Rabat adopte pour sa part une ligne dune grande clarté. Sa diplomatie ne demande ni plus ni moins qu’un éclaircissement des positions européennes sur le différend frontalier qui l’oppose à lAlgérie, par l’intermédiaire du Polisario. La grande littérature sur le partenariat stratégique, la communauté de destin, les intérêts communs lourdement imbriqués, est mise à grande épreuve.

Le Maroc est-il un allié dont il faut défendre les intérêts, ou un adversaire dont il faut saper les fondements? Cest la grande interrogation qui agite toute la région. La gravité de la situation nécessite sans aucun doute une réunion en urgence au sommet, au cours de laquelle les enjeux de cette crise seront ouvertement discutés.

Sur cette crise, la France a déjà annoncé la couleur, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian. Ce dernier a déclaré que «le Maroc est un partenaire essentiel pour la France, et un partenaire crucial de lUnion européenne, notamment face au défi migratoire». Un tel constat, sil est partagé par lensemble des pays européens, devrait se traduire par une clarification des positions, qui devrait renforcer le Maroc, et non laffaiblir, en le maintenant dans une situation de tension permanente.

Lenjeu pour Paris est de convaincre ses partenaires européens, aussi bien Madrid que Berlin, de la pertinence de sa perception des enjeux stratégiques dans cette crise, afin d’éviter de coûteuses fractures et de dangereuses ruptures.  

Mustapha Tossa est un journaliste franco-marocain. En plus d’avoir participé au lancement du service arabe de Radio France internationale, il a notamment travaillé pour Monte Carlo Doualiya, TV5 Monde et France 24. Mustapha Tossa tient également deux blogs en français et en arabe où il traite de la politique française et internationale à dominance arabe et maghrébine.  

Twitter : @tossamus

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.