La Turquie consciente de la tiédeur de Washington

Frank Kendall III prend la parole devant le Comité des forces armées du Sénat à Washington. (Archive / Images Getty)
Frank Kendall III prend la parole devant le Comité des forces armées du Sénat à Washington. (Archive / Images Getty)
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Publié le Lundi 31 mai 2021

La Turquie consciente de la tiédeur de Washington

La Turquie consciente de la tiédeur de Washington
  • Erdogan a dû attendre le 23 avril pour que Biden l’appelle, uniquement pour l’informer qu’il utiliserait le mot «génocide» dans sa déclaration marquant l’anniversaire de la déportation des Arméniens en 1915
  • Après s’être dotée du système de défense antimissile russe S-400, la Turquie a été exclue du programme d’avion de combat F-35 de l’Otan

La prise en compte par la Turquie du changement d’attitude des États-Unis à son égard s’est effectuée par étapes. Durant le mandat de l’ancien président américain Donald Trump, Ankara avait espéré le maintien d’un accès facile de Recep Tayyip Erdogan à la Maison Blanche, bien que moins fréquent.

Après l’élection de Joe Biden, la Turquie a continué d’espérer, en raison de sa situation stratégique pour l’Otan, que les États-Unis mesureraient l’importance de garder de bonnes relations avec elle, et qu’ils feraient preuve de retenue dans la sanction des décisions d’Ankara visant à se distancer de l’Alliance atlantique, que ce soit en termes de doctrine de défense ou d’acquisition de matériel militaire incompatible avec l’infrastructure de l’Otan.

Erdogan a dû attendre longtemps avant que Biden ne l’appelle. Ce dernier n’a décroché son téléphone que le 23 avril plus de 90 jours après son entrée en fonction et uniquement pour l’informer qu’il utiliserait le mot «génocide» dans sa déclaration marquant l’anniversaire de la déportation des Arméniens en 1915 par l’État ottoman. En d’autres termes, la mauvaise nouvelle concernant le contenu de sa déclaration a été compensée par la bonne nouvelle qu’il a finalement décidé de l’appeler.

Le contentieux entre Ankara et Washington s’est aggravé la semaine dernière, quand la décision a été prise d’exclure la Turquie du programme d’avion de combat avancé F-35. Frank Kendall, le candidat de Biden au poste de secrétaire de l’Armée de l’air, a déclaré lors de son audience de confirmation au Sénat qu’il allait continuer à faire en sorte de mettre fin au rôle de la Turquie dans la production de pièces pour le chasseur d’attaque interarmées F-35. Il avait laissé entendre dans le passé qu’il n’était pas favorable à une réduction de l’approvisionnement en pièces pour le F-35, mais, à la demande insistante de la sénatrice Jeanne Shaheen, il a promis qu’il ferait de son mieux pour interrompre l’approvisionnement venant de Turquie dès que possible. Notamment l’arrêt dès 2022 de la production en Turquie de composants de moteur et de fuselage pour le F-35.

Ankara a signé en février un contrat de 750 000 dollars avec une société basée à Washington afin de rester dans le programme, mais cela n’a pas été en mesure d’enrayer le processus en cours. Bien que la Turquie ait été dûment informée de son exclusion du programme, la production de certains composants s’y est poursuivie, soit parce que les Turcs en étaient les seuls fabricants, soit parce que la société mère, Lockheed Martin, n’a pu trouver de solution de substitution satisfaisante.

Le ressentiment au sein du Congrès américain doit être vif et profond, car la Turquie a également été interdite d’acheter des F-35, tandis que ceux qui lui ont déjà été vendus ne seront pas livrés. Une âpre bataille juridique est susceptible d’être menée devant les tribunaux américains pour résoudre les litiges liés à la résiliation de ce contrat.

Le F-35 sera le principal avion de chasse des pays de l’Otan pour les 40 à 50 prochaines années, mais la Turquie, État membre qui possède le plus grand espace aérien parmi les alliés après le Canada et les États-Unis, ne sera pas autorisée à acheter l’avion le plus avancé que l’Alliance a développé. On pourrait croire à une mauvaise farce.

Si la Turquie ne peut pas trouver de recours fiable au projet d’avion de combat de l’Otan, elle redeviendra vulnérable.

Yasar Yakis

Pendant la crise au Moyen-Orient, Ankara a réclamé des missiles Patriot à ses alliés de l’Otan. Certains d’entre eux ont mis les missiles à la disposition de la Turquie, mais d’autres les ont retirés avant que la menace n’ait diminué.

Si la Turquie ne peut pas trouver de recours fiable au projet d’avion de combat conjoint, elle redeviendra vulnérable. Cela la poussera à sécuriser sa défense aérienne avec un système provenant de sources extérieures à l’Otan. Une situation paradoxale à laquelle Ankara va devoir faire face.

Alors que la Turquie doit absolument améliorer ses relations avec les États-Unis, Erdogan a jeté de l’huile sur le feu ce mois-ci en déclarant à propos de Biden: «Vous écrivez l’histoire avec vos mains sanglantes.» Déclaration que le département d’État considère comme une «remarque incendiaire».

Sur la question du système de défense antimissile S-400 de fabrication russe dont s’est dotée la Turquie, décision qui a provoqué son exclusion du programme F-35, le spécialiste des relations internationales Henri J. Barkey a estimé la semaine dernière que l’un des moyens de sortir de ce délicat dilemme pourrait être de transférer le S -400 sur la base militaire turque au Qatar. Les États-Unis peuvent être ouverts à cette idée en raison du problème que cela causerait à l’Iran, mais on ne sait pas si la Russie permettrait à la Turquie d’effectuer ce transfert.

Erdogan doit rencontrer Biden au sommet de l’Otan le 14 juin. On ne sait encore s’il s’agira d’une réunion de fond ou d’une brève rencontre en marge du sommet.

La liste des dossiers problématiques en suspens entre la Turquie et les États-Unis est longue, mais l’achat du système S-400 par Ankara et son exclusion par la suite du projet F-35 seront certainement soulevés en raison de l’importance que les États-Unis accordent à cette affaire. Washington est catégoriquement opposé au déploiement du S-400 en Turquie.

Ce qui est certain dans cette atmosphère mouvementée, c’est que la rencontre Biden-Erdogan ne sera pas un échange de vues cordial.

 

Yasar Yakis est un ancien ministre des Affaires étrangères de Turquie, et membre fondateur du parti AKP au pouvoir. Twitter: @yakis_yasar

Clause de non-responsabilité: Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com