Comment le crime organisé saigne à blanc le Moyen-Orient

Les membres d’une équipe saoudienne de lutte contre le trafic de stupéfiants exhibent une cargaison de drogue saisie auprès de trafiquants affiliés aux terroristes houthis soutenus par l’Iran au Yémen. (SPA)
Les membres d’une équipe saoudienne de lutte contre le trafic de stupéfiants exhibent une cargaison de drogue saisie auprès de trafiquants affiliés aux terroristes houthis soutenus par l’Iran au Yémen. (SPA)
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Publié le Samedi 16 octobre 2021

Comment le crime organisé saigne à blanc le Moyen-Orient

Comment le crime organisé saigne à blanc le Moyen-Orient
  • La criminalité transnationale est une menace pour le développement, la gouvernance, la stabilité et la sécurité
  • Des efforts considérables sont nécessaires pour éradiquer la plupart des formes de crime organisé afin d’atteindre les objectifs de développement durable

Le lent retrait des États-Unis du Moyen-Orient et les problèmes inextricables de la région n’ont pas réussi à entraver les efforts des pays arabes pour se remodeler face à des réalités géopolitiques en constante évolution. Les menaces qui pèsent sur le progrès sont nombreuses et aucune n’est plus puissante ou insidieuse que la montée en flèche de la criminalité transnationale organisée.

Plus de 75 % de la population mondiale vit dans des États associés à des niveaux élevés de criminalité et à de faibles niveaux de résistance à celle-ci. Au moins cinq parmi les vingt-cinq principaux pays où sévit la criminalité organisée – souvent sous l’égide des représentants de l’État et de leurs clients – se trouvent dans le monde arabe.

Les crimes les plus répandus sont la traite d’êtres humains, les ventes d’armes illicites, la production et la distribution de stupéfiants, les crimes contre les espèces sauvages et le vol de ressources minérales, qui se produisent tous dans des zones sujettes aux conflits ou contrôlées par des acteurs non étatiques. Cette criminalité est rendue possible et encouragée par des opérations bancaires extraterritoriales secrètes, des juridictions tierces, l’inexistence ou la faible présence de l’État de droit, des niveaux élevés de corruption et un manque d’intérêt flagrant de la part de la communauté internationale pour mettre fin à de telles pratiques.

La criminalité transnationale est une menace pour le développement, la gouvernance, la stabilité et la sécurité. Elle constitue l’un des plus grands défis auxquels la région doit encore faire face. Pire encore, plus les gouvernements mettent du temps à agir de manière décisive contre la criminalité transnationale, plus il est probable que des économies illicites se développent, même dans les régions les plus stables, les plus connectées et les plus diversifiées.

En conséquence, les criminels et leurs complices bénéficient de la possibilité d'opérer ou de prospérer presque partout – des régions sauvages inaccessibles contrôlées par les rebelles aux villes commerciales sophistiquées. Pendant ce temps, les gens ordinaires de certains des pays les plus pauvres du monde se retrouvent piégés dans ces économies illicites alors qu’ils tentent de gagner leur vie en l'absence d'alternatives viables.

De nombreuses études montrent à quel point le crime organisé est devenu omniprésent, en particulier dans la région arabe. Au moins trois pays arabes se classent parmi les pires au monde en matière de traite d’êtres humains. En Syrie, en Libye et en Irak, les conflits n’ont fait qu’exacerber le problème, car la violence et l’absence d’État de droit encouragent amplement les acteurs illicites à se livrer au trafic de migrants et à en tirer profit.

«De nombreuses études montrent à quel point le crime organisé est devenu omniprésent, en particulier dans la région arabe.» – Hafed al-Ghwell

La région abrite également au moins quatre des pires pays au monde pour le trafic d’armes illicites. Le Yémen et la Libye en sont probablement les deux plus grands marchés, au moyen de caches d’armes saisies et fournies par des acteurs externes. Il est choquant de voir tout ce qui est disponible à la vente sur les marchés en plein air, des armes de poing aux véhicules blindés et aux chars.

Beaucoup considèrent ce commerce comme la conséquence naturelle des guerres prolongées dans ces pays, mais les risques pour la sécurité sont aggravés par la disponibilité et la facilité d’acquisition de ces armes dangereuses. Les frontières poreuses de la Libye et le littoral du Yémen en grande partie non surveillé à Bab el-Mandeb, ainsi que le détroit stratégique qui relie la mer Rouge au golfe d’Aden et à l’océan Indien, signifient que les armes illicites sont facilement transférables vers des régions instables, de l’Afrique centrale à l’Asie du Sud-Est – au bon prix, bien sûr.

Le trafic de stupéfiants, un autre domaine d’activité criminelle transnationale, a déjà fait de la Syrie le premier narco-État du monde arabe – le plus grand producteur, vendeur et distributeur au monde de drogues synthétiques introduites en contrebande dans d’autres pays de la région Mena (Middle East and North Africa) et en Europe. Le Liban, le Maroc et le Soudan sont également devenus des sources de culture illicite de cannabis. Le Soudan génère plus de sept milliards de dollars (six milliards d’euros) de profit pour les criminels en une seule année, soit un milliard de dollars (865 millions d’euros) de plus que son produit intérieur brut (PIB) officiel.

L’Irak a ses propres défis en termes de criminalité transnationale. Le pays a perdu 150 milliards de dollars (près de 130 milliards d’euros) en pétrole volé depuis l’invasion de 2003, ce qui représente des pertes irrécupérables pouvant atteindre 8,3 milliards de dollars (7,2 milliards d’euros) par an, soit quelque 10 % du budget du gouvernement pour 2021.

Il est presque impossible de lutter contre le crime organisé ou d’essayer de freiner les activités illicites qui dépassent les frontières et les juridictions. Pire encore, les nations ne peuvent pas se lancer unilatéralement dans une croisade contre les criminels et leurs complices; la nature de la criminalité transnationale fait que même les entités juridiques de gouvernements bien intentionnés sont souvent contraintes de travailler avec des organisations criminelles ou leurs complices. Le crime organisé est devenu décentralisé, omniprésent, indépendant des limites juridictionnelles et profondément ancré dans les structures des États au moyen de la corruption ou de la coercition. Les entités du secteur privé, par exemple, se retrouvent souvent piégées dans un étrange dilemme: devenir des complices involontaires ou cesser complètement leurs activités. Les principes de fonctionnement des agences de développement se heurtent souvent à de tristes réalités sur le terrain, où l’obtention des résultats souhaités peut nécessiter la cooptation des criminels, les finançant ainsi indirectement.

Nombreux sont ceux qui ne savent même pas que les entités dont ils dépendent pour leur emploi ou leur financement servent de façade au crime organisé. Cela complique toute mesure visant à démanteler ces organisations, à éradiquer la corruption et à traduire les criminels en justice. Pour la région Mena en particulier, la criminalité transnationale et les économies illicites se combinent pour stratifier les sociétés. Les élites aisées profitent des bénéfices d’une économie en croissance, au détriment des pauvres, qui subissent des violences perpétrées ou facilitées par les criminels. L'aggravation des inégalités étouffe le développement et la croissance économique, ce qui entraîne davantage de corruption. Dans le même temps, les personnes aisées deviennent encore plus déconnectées, étant donné que leur richesse – qui représente entre 8 et 30 % du PIB – est en sécurité dans des juridictions extraterritoriales secrètes qui rendent difficile la traçabilité des flux financiers illicites.

Les défis et les risques qui découlent de la criminalité transnationale ne sont pas un secret. Des efforts considérables sont nécessaires pour éradiquer la plupart des formes de crime organisé afin d’atteindre les objectifs de développement durable. Sinon, même si la communauté mondiale parvenait à dépenser près de 1 400 milliards de dollars par an pour atteindre ces objectifs, une partie importante de ces fonds finirait simplement sur des comptes bancaires extraterritoriaux, enrichissant quelques personnes aux dépens du plus grand nombre.

Hafed al-Ghwell est chercheur associé de l’Institut de politique étrangère de l’École des hautes études internationales de l’université John Hopkins. Twitter: @HafedAlGhwell

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com