Plutôt que les frappes militaires, la Turquie ferait mieux d’opter pour la diplomatie de l’eau

De la fumée s’échappe d’un incendie en Syrie à la suite d’un bombardement par les forces turques le 9 octobre 2019. (Photo, AFP)
De la fumée s’échappe d’un incendie en Syrie à la suite d’un bombardement par les forces turques le 9 octobre 2019. (Photo, AFP)
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Publié le Samedi 23 octobre 2021

Plutôt que les frappes militaires, la Turquie ferait mieux d’opter pour la diplomatie de l’eau

Plutôt que les frappes militaires, la Turquie ferait mieux d’opter pour la diplomatie de l’eau
  • Qu’est-ce que la Turquie pourrait bien offrir à ses adversaires pour en faire des partenaires? De l’eau
  • La Turquie peut se servir de l’eau pour établir de meilleures relations avec Bagdad et inciter les factions kurdes de la partie nord-est de la Syrie à conclure un accord garantissant sa sécurité

Le président turc Recep Tayyip Erdogan a exprimé sa colère face au meurtre de deux policiers turcs par les forces kurdes en Syrie, qualifiant l’attaque de «goutte d’eau qui fait déborder le vase». Il avertit qu’Ankara prendra des mesures décisives pour éliminer cette menace terroriste contre ses citoyens.

Cependant, la Turquie peut-elle être sûre qu’une autre campagne militaire lui permettrait de remplir sa mission, en particulier à l’approche de ce qui semble être une élection très contestée? Une frappe militaire peut avoir des conséquences imprévues et n’est sans doute pas le meilleur choix. De plus, tout accrochage est peu susceptible de favoriser le sentiment de stabilité nécessaire pour attirer les investisseurs dans le pays. Étant donné que le dirigeant turc se concentre sur cet objectif en particulier, un accord pourrait être une meilleure solution.

Qu’est-ce que la Turquie pourrait bien offrir à ses adversaires pour en faire des partenaires? De l’eau.

Les problèmes d’approvisionnement en eau se sont accrus depuis 1975, lorsque le programme de construction de barrages de la Turquie a réduit de 80 %  le débit d’eau vers l’Irak et de 40 % vers la Syrie. Des études montrent que le bassin du Tigre et de l’Euphrate, qui s’étend à la Turquie, à la Syrie, à l’Irak et à la partie ouest de l’Iran, perd de l’eau plus rapidement que toute autre région du monde, à l’exception du nord de l’Inde.

De plus, les politiques du président syrien Bachar al-Assad ont favorisé le secteur urbain au détriment des zones rurales. Ce problème a été aggravé par le conflit. En conséquence, les produits de base sont devenus plus chers et le prix du pain est monté en flèche. La pénurie d’eau dans la région nord-est de la Syrie – une importante zone agricole – a renforcé l’instabilité. Une étude de la RAND Corporation montre qu’un approvisionnement fiable en eau est essentiel pour empêcher la réémergence de Daech.

L’eau peut être un facteur majeur pour inciter les gens à retourner dans leurs communautés. Pendant le conflit, l’eau est utilisée comme une arme par les parties belligérantes, tandis que le manque d’accès à des approvisionnements sécurisés est considéré comme l’une des principales raisons de l’augmentation du nombre de réfugiés pendant que les gens abandonnent leurs communautés. Daech a coupé l’approvisionnement en eau de la partie nord de l’Irak en 2015.

En Irak, les responsables du département de l’irrigation ont été pris pour cible en raison de la mauvaise gouvernance et des affrontements entre clans ruraux ont vu le jour. L’approvisionnement en eau du pays est également menacé en raison de la croissance démographique. Les infrastructures actuelles de gestion de l’eau remontent aux années 1970 et sont moins efficaces que les systèmes modernes. Pis encore, la ville de Mossoul fait face à la menace d’un effondrement de barrage, une catastrophe qui affecterait deux millions de personnes et ferait des centaines de milliers de morts.

 

«La Turquie dispose d’un atout précieux qui peut rendre facile ou difficile la vie des gens.»- Dr Dania Koleilat Khatib

 

La Turquie dispose d’un atout précieux qui peut rendre facile ou difficile la vie des gens. L’Euphrate et le Tigre coulent des montagnes de l’Est de la Turquie vers l’Irak et la Syrie. La Turquie peut se servir de l’eau pour établir de meilleures relations avec Bagdad et inciter les factions kurdes de la partie nord-est de la Syrie à conclure un accord garantissant sa sécurité. Ankara ferait mieux de conclure un accord avec les Kurdes en Syrie sous supervision américaine plutôt que de se contenter d’assister à un accord entre Al-Assad et les Kurdes grâce aux efforts russes.

Pour instaurer la confiance, une commission composée de représentants de la Turquie, du nord-est de la Syrie et de l’Irak, avec une présidence tournante, pourrait être créée pour gérer l’eau dans les trois pays et explorer des projets bénéfiques sur le plan économique. Une commission similaire a été mise en place pour le fleuve Mékong afin de gérer l’eau entre le Laos, le Cambodge et le Vietnam.

La Turquie pourrait également aider à moderniser les infrastructures vieillissantes dans des endroits comme Mossoul. Cela pourrait se faire avec l’aide des États-Unis et de l’Europe. Des partenariats public-privé pourraient être établis pour mener à bien de tels projets, les entreprises turques s’associant aux gouvernements locaux. Ces accords renforceraient les efforts d’Erdogan pour attirer des investissements en Turquie et conclure des contrats avec des entreprises turques.

Cette approche conduirait également à une amélioration des relations entre la Turquie et le gouvernement irakien. Celles-ci se sont détériorées en raison des incursions turques en Irak pour aller à la poursuite des militants kurdes cachés dans les montagnes. Tout accord relatif à l’eau pourrait obliger le gouvernement irakien à cibler le Parti des travailleurs du Kurdistan et les milices pro-iraniennes qui le protègent. Cela coûterait moins cher à la Turquie, en termes de finances et de vies de soldats turcs, ainsi que de capital diplomatique avec l’Irak et d’autres pays arabes. La Ligue arabe a dénoncé les opérations militaires menées par la Turquie en Irak.

Au moment où la Turquie est entourée d’ennemis, l’eau pourrait être un outil diplomatique idéal pour améliorer la position d’Ankara et augmenter le nombre d’amis que la Turquie a dans la région.

La Dr Dania Koleilat Khatib est une spécialiste des relations américano-arabes, et en particulier du lobbying. Elle est cofondatrice du Centre de recherche pour la coopération et la consolidation de la paix, une ONG libanaise. Elle est également chercheure affiliée à l’Institut Issam Fares pour les politiques publiques et les affaires internationales de l’université américaine de Beyrouth.

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur arabnews.com