Quand la Marche du retour vire au cauchemar pour de nombreux Palestiniens

Une femme brandit un drapeau palestinien lors d’une manifestation de la Grande marche du retour, à la barrière frontalière entre Israël et la bande de Gaza, le 19 octobre 2018. (Reuters)
Une femme brandit un drapeau palestinien lors d’une manifestation de la Grande marche du retour, à la barrière frontalière entre Israël et la bande de Gaza, le 19 octobre 2018. (Reuters)
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Publié le Lundi 20 décembre 2021

Quand la Marche du retour vire au cauchemar pour de nombreux Palestiniens

Quand la Marche du retour vire au cauchemar pour de nombreux Palestiniens
  • Une enquête qui chercherait à déterminer qui a ordonné d’ouvrir le feu, avec des conséquences aussi dévastatrices, ne devrait pas être remise en question
  • L’enquête israélienne s’apparente donc à une tentative pour se substituer à l’enquête internationale

De nos jours, le monde des affaires et les informations poursuivent leur course folle. Même les événements les plus pénibles sont rapidement oubliés et relégués aux oubliettes de l’histoire. B'Tselem et le Centre palestinien pour les droits de l’homme ont rendu à tous ceux qui défendent les droits de l’homme, en particulier en temps de conflit, un énorme service en enquêtant sur le comportement d’Israël lors des manifestations de la Grande marche du retour qui ont commencé à la fin du mois de mars 2018 et ont duré près de dix-huit mois.

Le rapport conjoint de ces deux organisations de défense des droits de l’homme, respectivement israélienne et palestinienne, ne se limite pas à un rappel des deux cent vingt-trois Palestiniens – dont quarante-six étaient âgés de moins de 18 ans – qui ont été tués ainsi que des huit mille autres blessés par balles réelles alors que la majorité des manifestants n’étaient pas armés. Le rapport souligne surtout que ces actes ont été commis en toute impunité.

Je me souviens d’une rencontre, au plus fort de ces manifestations, avec deux hauts responsables de l’ONU qui venaient de quitter la bande de Gaza. Bien que tous deux aient une grande expérience dans le domaine humanitaire, je ne les ai jamais vus aussi désemparés que ce jour-là, en raison des scènes dont ils venaient d’être témoins. Ce n’était pas seulement le nombre toujours croissant de morts qui causait une telle détresse, mais le fait que les tireurs d’élite israéliens ciblaient délibérément les membres des Palestiniens.

Selon l’ONG britannique Medical Aid for Palestiniens, cent cinquante-six amputations de membres ont été pratiquées avant la fin de l’année 2019, et au moins vingt-sept personnes ont été paralysées après avoir été blessés à la colonne vertébrale par ces tireurs d’élite. On peut vraiment parler d’un héritage de souffrance pour les décennies à venir, dans une zone où le soutien médical à ceux qui ont été rendus invalides à vie – des jeunes, notamment – s’avère rare.

Il est difficile de croire que ce n’était pas exactement le message qu’Israël avait l’intention de véhiculer au peuple de Gaza, lui qui a rendu la vie insupportable à ceux qui s’approchent de la barrière qui sépare Israël de la bande de Gaza. La grande majorité des personnes tuées ou blessées au cours de ces manifestations n’étaient pas armées et pouvaient difficilement constituer une menace pour une armée entièrement équipée et hautement modernisée. C’est pourquoi une enquête approfondie sur le comportement de l’armée israélienne et des décideurs qui sont à l'origine de cette politique est nécessaire.

Au cœur du rapport de B'Tselem et du Centre palestinien pour les droits de l’homme se trouve la question de la responsabilité, en particulier en raison du déploiement de plus de cent tireurs d’élite le long de la frontière commune, avec ce qui semble être une intention claire de tuer et de mutiler. C’est sans doute une politique délibérée qui vise à avertir, de la manière la plus horrible possible, ceux qui s’approchent de la clôture qu’un tel acte se solderait au mieux par des blessures dont ils garderaient des séquelles à vie, et au pire par la mort.

La bande de Gaza souffre d’un blocus terrestre, aérien et maritime permanent depuis que le Hamas a pris le contrôle de Gaza en 2007. Elle est involontairement devenue la plus grande prison à ciel ouvert du monde. Gardant à l’esprit ses 2 millions d’habitants – parmi lesquels quelque 1,4 million de réfugiés palestiniens, dont la moitié sont des enfants de moins de 18 ans qui vivent dans l’un des territoires les plus densément peuplés de la Terre et dans les conditions les plus épouvantables –, Israël et l’Égypte se réjouissent que des centaines de milliers de «prisonniers» de Gaza, qui sont plutôt les victimes et non les méchants dans cette histoire, n’essaient pas d’échapper plus souvent à ce confinement qui leur est imposé.

C’est la raison précise pour laquelle Israël voulait étouffer la Marche du retour. Après tout, pourquoi des millions de personnes n’essaieraient-elles pas de se libérer de ces conditions inhumaines où règne l’insécurité alimentaire, où l’électricité n’est disponible que huit heures par jour tout au plus, où beaucoup n’ont que rarement accès à l’eau potable et à l’assainissement, où plus de 70% dépendent de l’aide humanitaire – et où leur liberté de mouvement, en dehors de ce petit lopin de terre, est pratiquement inexistante?

Les manifestations de la Grande marche du retour sont sans aucun doute autant un acte politique qu’un acte de désespoir. Cependant, le désespoir est le résultat des conditions politiques dans lesquelles vit le peuple de Gaza – une combinaison entre un blocus israélien cruel et un gouvernement du Hamas qui ne respecte pas non plus leurs droits humains fondamentaux.

Les manifestants n’ont menacé la sécurité d’Israël à aucun moment. Une enquête qui chercherait à déterminer qui a ordonné d’ouvrir le feu, avec des conséquences aussi dévastatrices, ne devrait pas être remise en question. Les soldats auraient dû refuser les ordres de tuer et de blesser délibérément des manifestants non armés. Ils auraient pu suivre la décision célèbre de l’ancien juge de la Cour suprême israélienne Benjamin Halevy lors du procès des auteurs du massacre de Kfar Qasim. «La marque distinctive d’un ordre manifestement illégal est qu’au-dessus de cet ordre devrait flotter comme un drapeau noir, un avertissement disant: “Interdit”!», avait-il écrit.

 

B'Tselem et le Centre palestinien pour les droits de l’homme ont rendu à tous ceux qui défendent les droits de l’homme, en particulier en temps de conflit, un énorme service en enquêtant sur le comportement d’Israël lors des manifestations de la Grande marche du retour.

Yossi Mekelberg

 

Cependant, comme le souligne à juste titre ce rapport, «les personnes principalement responsables des événements et de la politique adoptée – les représentants du gouvernement qui l’ont élaborée et encouragée, ainsi que le procureur général qui a confirmé sa légalité – n’ont jamais fait l’objet d’une enquête», ce qui a fait porter la responsabilité des actes aux soldats ou, pire, aux victimes, mais jamais à ceux qui les rendent légalement et moralement admissibles.

Israël a certes ouvert une enquête, mais uniquement sur ce que le pays considère comme des cas exceptionnels, et non sur les réglementations et les politiques en vertu desquelles ce comportement s’est produit, puisque cela pourrait faire éclater au grand jour une vérité gênante. Israël a sans doute estimé que le simple fait de lancer une enquête, même aussi inadéquate, lui permettrait d’éviter toute autre mesure prise par la Cour pénale internationale (CPI). Cette dernière, en effet, ne fait valoir son autorité en ouvrant une enquête que lorsque l’État en question est «non disposé ou incapable» de le faire. Et, lorsqu’une telle enquête est ouverte, la CPI n’intervient pas.

L’enquête israélienne s’apparente donc à une tentative pour se substituer à l’enquête internationale plutôt qu’à une véritable quête destinée à tirer les leçons nécessaires de ce comportement atroce ou à une recherche de justice. Comme dans de nombreux autres cas de préjudices infligés à des civils palestiniens innocents, il n’y a pas d’enquête véritable ou, si jamais il y en a, on passe sous silence ce qui doit être examiné en profondeur, c’est-à-dire la chaîne de culpabilité qui devrait être retracée jusqu’aux plus hauts échelons de l’armée et du gouvernement pour être ensuite définitivement déracinée.

Yossi Mekelberg est professeur de relations internationales et membre associé dans le Programme de la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord (Mena) à Chatham House. Il collabore régulièrement avec les médias internationaux écrits et en ligne.

Twitter: @Ymekelberg

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com