Pourquoi une guerre n'aura (probablement) pas lieu dans la région méditerranéenne

Les manœuvres de la Turquie dans la région n'ont pas rapporté de points à Ankara auprès des Européens (Photo)
Les manœuvres de la Turquie dans la région n'ont pas rapporté de points à Ankara auprès des Européens (Photo)
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Publié le Mardi 06 octobre 2020

Pourquoi une guerre n'aura (probablement) pas lieu dans la région méditerranéenne

Pourquoi une guerre n'aura (probablement) pas lieu dans la région méditerranéenne
  • Il est difficile pour les Turcs de rendre audibles leurs appels au dialogue à travers le brouillard qui s'épaissit
  • L'implication d'un pays membre de l'UE ainsi que la proximité de la Méditerranée orientale avec l'Europe obligent Bruxelles à s’en mêler

La perception commune des événements en Méditerranée orientale est celle de failles entre deux camps, formées en raison de l'insistance préemptive de la Turquie à revendiquer ses droits sur les vastes ressources énergétiques sous-marines récemment découvertes. Cependant, les développements dans ces eaux troubles ne sont pas aussi simplistes ou unidimensionnels.

Les tensions sont certes fortes. Elles sont alimentées par un flot incessant de rhétorique et de manœuvres navales allant de la mer Égée jusqu'à Chypre. Si l'on en croit certaines analyses, l'impasse à six – Athènes encouragée par Paris, avec Le Caire soutenu à son tour par Abu Dhabi, contre Ankara alliée à Doha et à Tripoli – frôle la redoutable guerre chaude.

Cependant, la réalité sur le terrain indique qu'un tel scénario est peu probable. Il s'agirait plutôt d'une série de pourparlers, longs mais pacifiques, dont l’objectif est d’abord de désamorcer la situation puis de tracer la voie à suivre. Mise à part la politique de la corde raide, aucun pays ne verra son sort s'améliorer si la Méditerranée orientale devient un autre lieu de conflit géopolitique ouvert.

Les arguments qui justifient une telle affirmation sont simples, mais – étonnamment – peu discutés.

Avant les dernières escalades, la plupart des pays de la région tissaient des liens étroits tout en se disputant l'influence et la suprématie économique. La Turquie et l'Égypte sont familières avec les points de vue ou les objectifs contradictoires. Les deux pays sont très peuplés et disposent chacun d'une armée importante. Ils ont intérêt à dominer les affaires de la Méditerranée orientale. Par conséquent, il n'est pas surprenant de voir Le Caire aux commandes, formant ce qui semble être une coalition anti-Turquie au sein du Forum du gaz de la Méditerranée orientale (EGMF), parrainé par l'un des rivaux les plus acharnés d'Ankara au Moyen-Orient, les Émirats arabes unis (EAU). Pourtant, l'Égypte continue de fournir des renseignements à Ankara.

En outre, même si Le Caire continue de consolider ses liens avec les Émirats arabes unis et rejette les ambitions et les manœuvres turques en Libye et au large de ses côtes, l'Égypte s'est abstenue de signer un accord maritime intégral avec la Grèce. Un tel engagement compromettrait les possibilités futures d'un accord avec la Turquie – malgré la convergence évidente des intérêts entre Le Caire et Athènes au sujet des ressources sous-marines de la Méditerranée orientale. D'autre part, la Turquie a dernièrement augmenté ses importations de gaz en provenance d’Égypte, ce qui en fait le premier partenaire commercial du continent africain avec plus de 4,3 milliards d’euros (5 milliards de dollars) d'échanges bilatéraux. Il est peu probable que l'un ou l'autre pays désire rompre ces liens, surtout si l'on tient compte des plans égyptiens visant à signer, un jour, un accord de délimitation maritime avec la Turquie.

«Les tensions entre la Grèce et la Turquie ne sont pas une nouveauté. Cependant, le retrait des États-Unis de la région a privé les deux pays d'un arbitre compétent et a laissé un vide que presque toutes les étincelles occasionnelles pourraient transformer en dangereuse conflagration.»

Même pour les pays du Golfe, la Méditerranée orientale n'est pas une simple question de «nous contre eux». C'est une affaire complexe et interdépendante qui laisse peu de place à la flexibilité musculaire et à la politique de la corde raide. Il faut plutôt être capable d'exploiter les intérêts mutuels, sans se laisser distraire par la rhétorique et les positions qui divisent, afin de renforcer les liens existants. Considérez, par exemple, que le groupe émirati DP World exploite des ports en Turquie et à Chypre, l'un des principaux points d'escalade dans cette région de plus en plus instable. Les idéologies divergentes et les desseins géopolitiques pour le Moyen-Orient ont creusé les fossés entre Abu Dhabi et Ankara, malgré l’excédent commercial de près de 853 millions d’euros (un milliard de dollars) entre les deux pays, en faveur des EAU.

D'autre part, le Qatar, allié de la Turquie, a non seulement été le premier pays du Golfe à ouvrir une ambassade à Chypre, partenaire de la Grèce en Méditerranée orientale, mais il possède aussi 40 % du gisement gazier du bloc 10 de Chypre — la troisième plus grande découverte de gaz naturel, qui a fait de Chypre un acteur majeur dans le domaine de l'énergie. En outre, pas moins de 30 % des investissements dans le secteur du raffinage en Égypte sont financés par le Qatar. Voilà quelques-uns des liens entre les différentes parties, qui laissent présager une guerre imminente et alarmante.

La diplomatie et le dialogue sont toujours d'actualité et les pays semblent prêts à faire face à une telle éventualité. Après tout, la Grèce et la Turquie ont toutes deux déclaré que le dialogue était leur objectif, et non la guerre. Les liens existants et la planification prudente des pays, des deux côtés, des tensions en Méditerranée orientale devraient donc être des atouts pour la politique étrangère de l'UE qui a sérieusement besoin d'un coup de main.

Les tensions entre la Grèce et la Turquie ne sont pas une nouveauté. Cependant, le retrait des États-Unis de la région a privé les deux pays d'un arbitre compétent, et a laissé un vide que presque toutes les étincelles occasionnelles pourraient transformer en dangereuses conflagrations. L'implication d'un pays membre de l'UE ainsi que la proximité de la Méditerranée orientale avec l'Europe obligent Bruxelles à prendre pied et à remplacer Washington là où elle s'est retirée. Cependant, le souffle de la division et l'absence de consensus au sein de l'Union compromettront tous les efforts des autres piliers du bloc – l'Allemagne, la France et l'Italie – pour trouver une solution durable et permanente qui soit acceptable pour la Grèce, Chypre et la Turquie.

Actuellement, une coalition anti-Turquie réunissant la France, Chypre et la Grèce a opté pour une position offensive et active, visant à imposer des sanctions ciblées contre la Turquie pour avoir déployé des navires de recherche dans les eaux grecques et chypriotes, violant ainsi leur souveraineté. Les manœuvres de la Turquie dans la région n'ont pas rapporté de points à Ankara auprès des Européens. Il est donc difficile pour les Turcs de rendre audibles leurs appels au dialogue direct à travers le brouillard qui s'épaissit.

Un autre fait inquiète. La rhétorique française anti-Turquie rend difficile pour l'UE de se rallier à une position unifiée qui transcende les problèmes d'immigration: lesquels nécessitent une attitude conciliante avec Ankara. Les Français ont militarisé le conflit et accru les enjeux de ce qui aurait pu être un accord réalisable.

Le président français, Emmanuel Macron, semble avoir pour objectif final de garantir la coopération des EAU pour protéger leurs intérêts en Afrique. Après tout, le gaz de la Méditerranée orientale ou le gazoduc qui a été repoussé ne sont pas des infrastructures stratégiques nécessaires à la sécurité énergétique de la France. En revanche, l'Italie et l'Allemagne ont opté pour la neutralité et le maintien des canaux diplomatiques avec les deux camps. La première pour assurer ses besoins en énergie, et la seconde pour traiter le problème de l'immigration et maintenir la paix dans les pays voisins de l'UE.

Hélas, l'approche de l'UE reste paralysée dans la mesure où elle est incapable de reconnaître que le conflit de la Méditerranée orientale est le prolongement d'une rivalité géopolitique bien plus large au Moyen-Orient. Si les principaux problèmes sont les discours maximalistes, les frontières maritimes, la souveraineté et les interprétations du droit maritime international qui doivent encore être tranchées, tout ne s'arrête pas là. Non pas que le conflit ne puisse être résolu. Simplement, il serait inadéquat de se concentrer uniquement sur les questions essentielles. Plus vite l'UE le reconnaîtra, plus elle aura de chances de trouver une solution pérenne tant que les armes resteront à distance.

Hafed al-Ghwell est chercheur associé non résident de l'Institut de politique étrangère de l'École des hautes études internationales de l'université John Hopkins. Il intervient également comme conseiller principal chez Maxwell Stamp, société internationale de conseil économique, et chez Oxford Analytica, société de conseil sur les risques géopolitiques. Membre du groupe international Strategic Advisory Solutions à Washington DC et ancien conseiller du Conseil d'administration de la Banque mondiale. Twitter : @HafedAlGhwell

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com