La course effrénée de la Libye vers le changement se poursuit

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Publié le Mardi 12 juillet 2022

La course effrénée de la Libye vers le changement se poursuit

La course effrénée de la Libye vers le changement se poursuit
  • L’annonce de nouvelles feuilles de route politiques, ou les tentatives de disséquer les nuances des processus complexes de rédaction de constitution, aux mains des organes illégitimes eux-mêmes, ne font rien pour résoudre les problèmes de la Libye
  • Il est trop tôt pour dire que les manifestations sont un signe de la résurgence du printemps arabe en Libye, mais leur ampleur ne devrait cependant pas être écartée

La semaine dernière, des Libyens furieux ont exprimé leur colère dans les rues du pays, lors de la manifestation publique la plus mouvementée depuis la chute du régime de Mouammar Kadhafi il y a plus de dix ans.

Dans la ville orientale de Tobrouk, où se trouve le siège du Parlement voyou de ce pays d’Afrique du Nord, des manifestants ont fait irruption dans le bâtiment et y ont mis le feu. Ils y sont parvenus plutôt facilement étant donné que les forces armées qui y étaient déployées se sont simplement contentées de se retirer.

Dans l’ouest du pays, des manifestants se sont rassemblés sur la place des Martyrs à Tripoli afin d’exiger que des mesures soient prises pour mettre fin aux pénuries chroniques de carburant et aux pannes fréquentes de dix-huit heures. Ils ont également appelé à la démission de tous les politiciens et à de nouvelles élections, tout en critiquant les milices pour leur rôle dans le soutien à un système défaillant de deux gouvernements rivaux.

De plus petites manifestations ont eu lieu dans d’autres grandes villes, appelant à des interventions similaires et exigeant que le gouvernement ajuste ses priorités loin de la politique pour tenir ses promesses de s’attaquer aux maux persistants qui empêchent le pays riche en pétrole de se redresser à la suite d’une véritable «décennie perdue».

Certes, la Libye est familière avec les vagues d’angoisse publique depuis le renversement du régime de Kadhafi en 2011 après un règne de quarante-deux ans, compte tenu des tensions amères entre les rivaux politiques qui se disputent le contrôle du pays. De nombreuses manifestations se sont tragiquement transformées en effusions de sang et en accrochages sporadiques entre les groupes d’acteurs armés sillonnant le pays assiégé, décourageant les Libyens moyens de demander des compensations pour leurs malheurs très médiatisés.

La vague de protestations la plus récente semble cependant différente, de nombreux observateurs et experts se demandant si la Libye est sur le point de connaître un autre bouleversement générationnel, similaire aux soulèvements de 2011 qui ont plongé le pays dans ce chaos actuel.

Un élément notable lors de l’entrée par effraction au sein du Parlement est une union apparente entre les loyalistes de Kadhafi, brandissant leurs drapeaux verts habituels, et certains des critiques les plus féroces de l’ancien dirigeant qui exigeaient, à l’unisson, que les dirigeants s’attaquent aux conditions de vie catastrophiques du pays.

Entre la Chambre des représentants dirigée par Aguila Saleh, le Haut Conseil d’État dirigé par Khaled al-Mishri, le gouvernement d’unité nationale d’Abdel Hamid Dbeibah, le gouvernement parallèle de stabilité nationale de la Chambre des représentants dirigé par l’ancien ministre de l’Intérieur, Fathi Bashagha, le règne de la milice de la famille Haftar dans la partie est du pays et le Conseil présidentiel de Mohammed al-Menfi, le public libyen en a tout simplement marre.

Le peuple libyen en a marre – et à juste titre. Il revient aux intervenants d’y prêter attention.

Hafed al-Ghwell

La Chambre des représentants, par exemple, a été élue pour la dernière fois en 2014 et a acquis une reconnaissance internationale en tant qu’organe législatif légitime dans le cadre de l’accord politique libyen de 2015, qui devait durer seulement dix-huit mois pendant une transition politique. 

Cependant, de nombreux critiques dénoncent maintenant son mandat expiré et son manque de légitimité, d’adéquation et d’urgence pour représenter la population désabusée de la Libye, affirmant en outre que le Parlement basé à Tobrouk est devenu un simple outil pour mettre en place un programme concocté par une étrange alliance de Khalifa Haftar et Aguila Saleh au service d’acteurs étrangers.

De plus, le Haut Conseil d’État manque également de légitimité. Après dix ans au pouvoir où il n’a fait qu’accumuler des échecs, l’idée qu’il ait un quelconque degré de légitimité publique est une farce.

De même, le Conseil présidentiel composé de trois hommes – malgré son titre prestigieux et l’inclusion bien intentionnée de représentants des trois principales régions de Libye – reste impuissant et relégué à un rôle infime à la lumière du paysage politique complexe du pays.

Pendant ce temps, les deux gouvernements parallèles, nés de pourparlers interminables dans des pays lointains pour régler des querelles persistantes entre politiciens libyens, font face à leurs propres crises. M. Dbeibah refuse de quitter son poste de Premier ministre malgré l’expiration du mandat du gouvernement d’unité nationale.

Le gouvernement rival de Bashagha pourrait avoir le soutien de la Chambre des représentants, mais il n’a aucun contrôle sur les institutions de l’État. Pendant ce temps, une grande partie de la Libye reste si politiquement divisée que même les acteurs extérieurs les plus entreprenants ont résisté à apporter leur soutien à cette nouvelle autorité, craignant une rupture du cessez-le-feu d’octobre 2020 – toujours en grande partie intact – et un retour aux hostilités.

Pour le Libyen moyen, contraint de subir le poids d’une intransigeance inutile, d’un système politique égoïste et corrompu et d’impasses sans fin, la composition de ces institutions politiques improvisées et la mesure dans laquelle les acteurs clés les contrôlent ont toujours été sans importance, encore plus maintenant.

La nomination de l’autorité de transition l’année dernière a insufflé un nouvel optimisme quant à la perspective d’un revirement tant attendu à l’approche d’une élection décisive et à la nomination d’un gouvernement unifié qui pourrait commencer à s’attaquer aux problèmes qui sont source d’inquiétude permanente pour la plupart des Libyens. Il s’agit notamment des soins de santé, de la hausse des prix des denrées alimentaires, des pénuries de carburant et des pannes prolongées, pour n’en citer que quelques-uns.

L’annonce de nouvelles feuilles de route politiques, ou les tentatives de disséquer les nuances des processus complexes de rédaction de constitution, aux mains des organes illégitimes eux-mêmes, ne font rien pour résoudre les problèmes de la Libye ou déplacer les structures de pouvoir dans ce pays divisé. Ni d’ailleurs la couverture sans fin des calomnies entre factions rivales est/ouest.

Contrairement aux évaluations de la situation au sein du pays, la réalité sur le terrain est très différente des perceptions de premier plan qui accordent trop de crédit aux politiciens corrompus. En effet, les émissaires accueillent les dirigeants politiques et saluent leur simple volonté de s’engager dans le processus – mais pas nécessairement d’agir de manière à favoriser les intérêts et la volonté des Libyens moyens.

Ce grand fossé n’a fait que se creuser ces dernières années, au cours desquelles ceux chargés de la mise en place d’une solution permanente, comme l’ONU, se sont contentés de progrès sur papier, plutôt que de faire des efforts pour les mener à bien et en garantir la pérennité.  

Pendant des années, la plupart des efforts diplomatiques et de médiation en Libye ont toujours été monopolisés par l’idée nébuleuse d’organiser des élections nationales. Ceci est suivi de près par une croyance irrationnelle qu’une fois les sondages clos et les résultats compilés, le pays se transformera miraculeusement en une démocratie naissante, avec un système de gouvernance efficace et des institutions politiques établies.

Cependant, ce point de vue fait délibérément fi des fragilités sous-jacentes bien documentées qui empêcheraient les élections de se dérouler de manière sûre, compétente et légitime. Même la base juridique sur laquelle ces élections seraient tenues et gouvernées est sérieusement menacée.

Avec l’échec des négociations de Genève et le départ le mois prochain de Stephanie Williams, conseillère spéciale du secrétaire général de l’ONU pour la Libye, il est peu probable que des élections se tiennent avant deux ou trois ans, condamnant la Libye à une nouvelle période d’incertitude et de conflits, aggravée par la flambée des prix alimentaires et une récession mondiale imminente attendue à la fin de cette année.

Il n’est donc pas surprenant que de nombreux Libyens remplissent les rues. Ils le referont sans doute, en l’absence cette fois de différences démographiques, politiques ou autres, et sans crainte de représailles violentes de la part d’acteurs armés.

Ils parleront d’une voix unie pour exiger de mettre fin aux entités illégitimes auxquelles la communauté internationale confie toujours l’avenir de la Libye, ainsi qu’aux querelles sans fin de dirigeants autoproclamés et complètement corrompus, et des prétendus politiciens et de leurs symbiotes qui prospèrent au milieu d’amères divisions. 

Il est trop tôt pour dire que les manifestations de ce mois-ci sont un signe de la résurgence du printemps arabe en Libye, mais leur ampleur ne devrait pas être écartée ou considérée comme la simple représentation d’un paysage politique troublé.

Le peuple libyen en a marre – et à juste titre. Il revient aux intervenants d’y prêter attention.

 

Hafed al-Ghwell est chercheur principal non résident au Foreign Policy Institute de la John Hopkins University School of Advanced International Studies. Il est également conseiller principal au sein du cabinet de conseil économique international Maxwell Stamp et de la société de conseil en risques géopolitiques Oxford Analytica, membre du groupe Strategic Advisory Solutions International à Washington DC et ancien conseiller du conseil d’administration du Groupe de la Banque mondiale.

Twitter: @HafedAlGhwell

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com