La Turquie pourrait sombrer de nouveau dans le bourbier du terrorisme

Les gens déposent des fleurs à l’endroit où l’explosion s’est produite, le long de l’avenue Istiklal à Istanbul. (AP)
Les gens déposent des fleurs à l’endroit où l’explosion s’est produite, le long de l’avenue Istiklal à Istanbul. (AP)
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Publié le Lundi 21 novembre 2022

La Turquie pourrait sombrer de nouveau dans le bourbier du terrorisme

La Turquie pourrait sombrer de nouveau dans le bourbier du terrorisme
  • Quelques heures après l'explosion, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a pris l’avion pour Bali, en Indonésie, pour assister à la réunion du G20
  • Il espérait probablement entamer des pourparlers de fond avec le président américain, Joe Biden, mais les deux dirigeants ne se sont entretenus que pendant quinze minutes en marge du sommet

La femme à l’origine de l’attentat terroriste qui a eu lieu à Istanbul la semaine dernière, tuant au moins six personnes et en blessant quatre-vingts autres – dont six grièvement – a été arrêtée dix heures seulement après l’explosion. Il s’agit d’Ahlam Albashir. Elle a admis être membre du parti kurde le plus puissant de Syrie, le Parti de l’union démocratique (PYD).

Au moins quarante-six personnes soupçonnées d’être impliquées dans l’attaque sont actuellement en détention. D’autres personnes pourraient être arrêtées dans les jours à venir. Selon les autorités turques, Ahlam Albashir a avoué avoir été formée à Kobané, en Syrie. Elle serait ensuite entrée en Turquie via Afrine, une ville supposée être sous le contrôle militaire d’Ankara. Elle travaillait (ou du moins, passait son temps) dans un atelier textile tenu par des réfugiés syriens pendant quatre mois avant de perpétrer l’attaque.

Le ministre de l’Intérieur, Süleyman Soylu, était à l’époque fier de répéter que les autorités étaient au courant des moindres détails des activités des terroristes étrangers opérant en Turquie. Il avait l’habitude de dire: «Un oiseau ne pourra pas voler au-dessus de nos frontières à notre insu.» Ces paroles sont désormais vaines. Des actes terroristes sont perpétrés dans tous les pays, mais cet incident nous pousse à nous poser certaines questions. L’avenue Istiklal, dans le quartier de Beyoglu, où l’explosion a eu lieu, fourmille de policiers. Il existe également des consulats étrangers et leurs gardes privés. Des milliers de caméras de rue surveillent les mouvements de chaque individu.

Ahlam Albashir s’est assise pendant près de quarante minutes sur un banc en bordure d’une avenue particulièrement animée, et elle a placé le sac à ses côtés. Apparemment, aucun des policiers ou des agents du renseignement n’a trouvé son comportement suspect ou n’a ressenti le besoin de l’aborder. Des caméras de sécurité la montrent en train de s’enfuir à l’approche de l’explosion. Elle a ensuite pris un taxi pour se rendre à l’endroit d’où elle devait être évacuée. Des communications interceptées entre la Syrie et Istanbul montrent que les organisateurs de l’attaque avaient décidé de se débarrasser d’elle immédiatement afin qu'elle ne puisse pas parler, mais ils n’ont pas eu l’occasion de le faire.

Le centre de commandement en Syrie était plus préoccupé par l’évacuation vers la Bulgarie d’un certain Bilal Hassan, qui se faisait passer pour le mari d’Ahlam Albashir. On pense qu’il a réussi à se rendre en Bulgarie. Cinq citoyens moldaves ont été arrêtés en Bulgarie dans le cadre de cette affaire, qui met en lumière les ramifications du réseau.

«Les ramifications complexes en lien avec l’explosion d’Istanbul de la semaine dernière ont été révélées au grand jour.» -Yasar Yakis

Plusieurs ambassades ont présenté leurs condoléances aux autorités turques. Cependant, M. Soylu a refusé d’accepter les condoléances de l’ambassade américaine à Ankara, car il affirme que ces terroristes ont été formés par les autorités américaines.

Quelques heures après l'explosion, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a pris l’avion pour Bali, en Indonésie, pour assister à la réunion du Groupe des vingt (G20). Il espérait probablement entamer des pourparlers de fond avec le président américain, Joe Biden, mais les deux dirigeants ne se sont entretenus que pendant quinze minutes en marge du sommet. Contrairement à son ministre de l’Intérieur, M. Erdogan n’a pas refusé les condoléances des autorités américaines.

Cet incident a coïncidé avec une timide initiative du parti AKP au pouvoir de coopérer avec le principal parti politique prokurde de Turquie, le HDP. Cette coopération visait principalement à persuader autant d’électeurs kurdes que possible de voter en faveur du parti au pouvoir lors des élections de l’année prochaine. Une autre incitation est le contact de l’AKP avec le parti prokurde en vue d’obtenir son soutien à un amendement constitutionnel au sujet du voile. Il y a encore dix jours, le MHP d’extrême droite, à la demande de l’AKP, ne ménageait pas sa peine à l'égard de ce même parti prokurde.

La semaine dernière, le parti au pouvoir a fait un geste exceptionnellement positif en faveur de l’ancien coprésident du parti HDP, Selahattin Demirtas, qui purge une peine de prison sans raison légale valable. Lorsque le père de M. Demirtas a été victime d’une crise cardiaque, le gouvernement a mis à sa disposition un hélicoptère pour qu’il soit transporté de la prison d’Edirne à l’aéroport de Corlu, ainsi qu’un avion privé pour l’emmener dans la ville lointaine de Diyarbakir afin de voir son père. Aucun détenu politique n’avait bénéficié auparavant d’un traitement aussi favorable. Ce geste du président Erdogan a été perçu comme une dernière tentative d’attirer le plus d’électeurs kurdes possible vers l’AKP.

Ankara doit supposer que les services de renseignement extrêmement puissants du régime de Bachar al-Assad, ainsi qu’une multitude de factions kurdes, extrémistes religieuses et Daech, sont entrés en Turquie et ont établi des cellules dormantes dans tous les coins du pays. Les ramifications complexes en lien avec l’explosion d’Istanbul de la semaine dernière ont été révélées au grand jour. Déraciner des cellules aussi profondément ancrées peut prendre des décennies.

 

Yasar Yakis est un ancien ministre des Affaires étrangères de Turquie et membre fondateur du parti AKP au pouvoir.

Twitter: @yakis_yasar

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com