Cette semaine marque le 80e anniversaire de la Victoire de l’Europe sur le fascisme nazi, célébrée en mai 1945. Pourtant, dès l’annonce de cette victoire, chaque camp – allié ou ennemi, vainqueur ou vaincu – en a façonné le récit selon ses propres intérêts, la réduisant souvent à une simple commémoration symbolique.
Aujourd’hui, le monde paraît aussi fragmenté et tendu qu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Démocraties comme régimes autoritaires vacillent sous le poids d’une confiance érodée, d’une légitimité affaiblie, de ressources qui s’amenuisent, et d’une crise climatique persistante. Les inégalités criantes entre riches et pauvres s’accentuent, sans qu’un réel effort de correction ne soit engagé. Qui se lèvera pour préserver cette ère, certes imparfaite, mais marquée par huit décennies de paix relative, de prospérité et d’ordre fondé sur le droit?
Pour les Européens qui commémorent cette Victoire, le contexte actuel résonne douloureusement avec celui des années 1930: guerre en Ukraine, tensions transatlantiques, montée des extrêmes nationalistes, stagnation économique et désenchantement social menacent la cohésion du continent.
Les cérémonies en hommage aux victimes du nazisme prennent cette année une dimension particulière. Les derniers vétérans présents pourraient faire leurs adieux, rappelant à chacun l’urgence de se souvenir – et d’apprendre – avant que la mémoire ne s’efface.
Les sociétés du monde entier et, de manière alarmante, les jeunes en particulier, semblent peu connaître l'histoire et risquent de répéter les erreurs d'il y a 80 ans ou de tolérer que de nouvelles soient commises.
Les sociétés du monde entier semblent mal connaître l'histoire et risquent de répéter les erreurs d'il y a 80 ans.
Mohamed Chebaro
Une raison simple à cela est que le système mondial dans lequel nous vivons semble être sous pression. Il n'est pas nécessaire de chercher bien loin pour voir les champs de bataille qui parsèment aujourd'hui la carte du monde, accompagnés d'un silence assourdissant, voire d'une complicité.
D'accord, on pourrait facilement citer l'invasion de l'Ukraine par la Russie et l'envie de rouvrir les livres d'histoire et de puiser dans la ferveur nationaliste de certains acteurs pour justifier l'invasion d'un autre pays souverain. Il était tout à fait naturel que d'autres tentent de faire respecter les règles du droit et de l'ordre international et d'aider l'Ukraine à se défendre. Mais ils ont également échoué lamentablement à défendre les innocents ou à faire respecter les mêmes règles du droit humanitaire international dans d'autres conflits.
L'assaut continu d'Israël contre Gaza est un autre conflit qui démontre l'effondrement de l'ordre fondé sur des règles établi il y a 80 ans. L'incapacité absurde de la communauté internationale à faire pression sur Israël et à mettre fin au massacre, à la destruction et à la famine à Gaza, quelle que soit la gravité des actes commis par le Hamas le 7 octobre 2023, n'est pas moins un crime que ceux commis pendant la Seconde Guerre mondiale et qui inspirent les commémorations du Jour de la Victoire en Europe.
On pourrait en dire autant des milliers de victimes de la guerre du Soudan, dont beaucoup pensent qu'elle aurait pu être évitée. La République démocratique du Congo connaît un autre conflit, sans parler du Yémen, ainsi que d'autres guerres dites éternelles, provoquées par l'homme, simplement parce qu'il s'agit de conflits ethniques, tribaux ou religieux compliqués, comme en Afghanistan, en Somalie et, plus récemment, en Syrie ou au Myanmar. Il semble de plus en plus difficile de s'attaquer à ces conflits, même avec des missions de résolution des conflits et de maintien de la paix expérimentées.
Un ami proche m'a récemment demandé ce qu'un militant pouvait faire d'autre pour faire entendre sa voix et contribuer à faire cesser les massacres à Gaza et ailleurs. Cet ami a exprimé la préoccupation, aujourd'hui partagée par de nombreuses personnes, selon laquelle de telles guerres sont désormais tolérées et deviennent même normalisées. Pendant un moment, je me suis sentie incapable de répondre. Puis je me suis surpris à répéter qu'il fallait continuer à s'engager, à croire et à élever la voix contre le carnage et l'injustice partout dans le monde.
En approfondissant mes recherches pour cet article, les chiffres m’ont rapidement sauté aux yeux: œuvrer pour la paix relève aujourd’hui d’un défi colossal – mais le monde n’a guère d’alternative.
Nous vivons une époque marquée par la multiplication des conflits. D’après les Nations unies, plus de 300 millions de personnes ont besoin d’une aide humanitaire et de protection. Et pourtant, alors que les ressources s’amenuisent, les décisions peinent à émerger, paralysées par des rivalités grandissantes entre puissances mondiales.
Le multilatéralisme, pierre angulaire d’un ordre fondé sur la coopération, semble à l’agonie. Il faut le ranimer – non par nostalgie, mais par nécessité – pour restaurer le dialogue, apaiser les tensions et relancer des missions de paix capables de préserver une lueur d’espoir.
Dans le monde complexe d’aujourd’hui, les guerres et les conflits ne sont pas les causes, mais bien les conséquences d’une rivalité mondiale croissante qui alimente le désordre.
Mohamed Chebaro
Plutôt que de réduire les budgets d’aide et les financements des agences internationales, les grandes puissances devraient au contraire renforcer leur soutien aux organisations chargées du rétablissement et du maintien de la paix, même si leurs résultats ne sont pas toujours immédiats. Les maladresses de Donald Trump – qu’il s’agisse de guerres tarifaires, culturelles ou autres – ont contribué à accroître l’incertitude et à éroder la détermination collective. Les États-Unis accusent un retard de 1,2 milliard de dollars dans leur contribution au budget du maintien de la paix de l’ONU, un soutien qui pourrait cesser totalement.
Dans le monde complexe d’aujourd’hui, les guerres et les conflits ne sont pas les causes, mais bien les conséquences d’une rivalité mondiale croissante qui alimente le désordre. Les origines de ce désordre sont principalement politiques, idéologiques ou liées à des intérêts. Il peut être attribué à des rivalités historiques, à des actes d'instabilité récents ou même à la fragmentation politique et au rejet de la mondialisation et des anciennes règles internationales. Ce désordre est aggravé par un univers technologique peu reluisant qui alimente des récits toxiques et des déformations de la vérité, renforçant ainsi la marée montante du populisme et des politiques autoritaires de droite déguisées en ultranationalisme.
Mais, pour l'essentiel, c'est la peur qui l'emporte sur l'espoir, avec pour conséquence le mantra du «moi d'abord» et tous les préjugés et la perte de foi, de confiance et d'objectif moral qui en découlent.
Mais c’est peut-être le désespoir qui constitue aujourd’hui le plus grand danger pour les peuples du monde. Les commémorations du Jour de la Victoire en Europe perdraient tout leur sens si les sociétés cédaient à la lassitude face à un flot incessant de nouvelles complexes et troublantes. L’indifférence croissante et l’érosion de l’empathie, observables dans bien des cercles, menacent de réduire à néant les sacrifices consentis il y a 80 ans.
Mohamed Chebaro est un journaliste libano-britannique qui a plus de 25 ans d'expérience dans les domaines de la guerre, du terrorisme, de la défense, de l'actualité et de la diplomatie.
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com