Je sais que ce n’est jamais facile, mais si nous sommes sur le point d’un nouveau départ (« reset »), nous devrions reconsidérer aussi notre perception de la région. L’analyse du Moyen‑Orient a longtemps reposé sur deux idées largement répandues : l’une est que les conflits sont de notre faute parce que nous sommes sectaires ; l’autre, que nos problèmes sont la faute de l’Occident parce que nous avons été divisés en États artificiels par le colonialisme. Ces deux mythes appartiennent à une époque dominée par des idées nationalistes laïques que le milieu universitaire plébiscitait en grande partie.
Pour un vrai changement, il faut croire en nous‑mêmes et nous rappeler que, dans notre région, c’est la coexistence entre confessions qui a été la norme, et le conflit sectaire l’exception. Il faut aussi noter que le système des États arabes a été relativement stable, surtout comparé à celui de l’Europe. Laissez-moi expliquer.
Tout d’abord, « le sectarisme est souvent dans l’œil de celui qui regarde ». Certains le voient partout parce qu’ils croient qu’il est là. Ils le cherchent dans des situations que nous considérons comme de la simple politique normale. Bien sûr, certains politiciens recourent à un discours sectaire et cela fonctionne parfois : ils créent le problème qu’ils proposeront ensuite de résoudre. Certains universitaires étudient même la « dé‑sectarisation » (mon correcteur insiste que le mot n’existe pas). C’est comme s’il y avait une maladie appelée sectarisme à traiter par la dé‑sectarisation. Cette vision biaisée concerne ceux qui attendent l’homogénéité absolue et ne comprennent pas la coexistence.
Le proverbe arabe, « moi et mon frère contre mon cousin, moi et mon cousin contre l’étranger », peut prêter à confusion. Il est souvent utilisé pour expliquer la solidarité familiale ou tribale, mais en réalité il est prescriptif — pas descriptif : il signifie que tu dois soutenir ton frère contre ton cousin et ton cousin contre l’étranger, parce que ce n’est souvent pas le cas. Nous savons tous que les conflits les plus intenses — depuis Caïn et Abel — sont entre frères. Les querelles familiales ou internes sont animées par ce que Freud appelait le narcissisme des petites différences. Vous n’avez pas vraiment à être solidaire avec vos proches — c’est ainsi que se forment les alliances et coalitions, au‑delà des frontières religieuses, tribales ou ethniques.
Le débat autour de ce proverbe indique aussi qu’il faut moralement soutenir ce qui est juste, même si cela va à l’encontre de sa propre famille. Les sentiments moraux, ou ce qui est culturellement acceptable comme norme, sont le produit de nombreuses interactions humaines. Ce qui est considéré comme normal dans une société peut être perçu comme une anomalie dans une autre.
Il existe aussi des formes traditionnelles de résolution des conflits ; parfois elles fonctionnent, parfois non. Dans une société où elles fonctionnent, vous trouverez une population diverse vivant ensemble malgré leurs différences sectaires, ethniques ou tribales. Ces sociétés partagent aussi des normes forgées par la coexistence à long terme. En Europe, après des siècles de conflit, on a imposé la religion du prince, aboutissant à des divisions largement homogènes. Dans les anciens territoires ottomans, c’est la diversité, non l’homogénéité, qui est la norme — nous sommes les enfants d’un empire qui a régné sur plusieurs peuples.
Quelqu’un venu d’un modèle où l’homogénéité est la norme trouvera la diversité anormale et perturbante ; pour lui, tout devient sectaire. Nous devons croire que des populations diverses peuvent coexister dans des États collaborant entre eux, tout en respectant la souveraineté de chacun.
Un autre malentendu sur la région est que le système d’États y serait artificiel et donc non viable — que nous ne serions pas de véritables nations. Cela repose sur l’idée absurde que les vrais États existeraient naturellement. L’idéologie du nationalisme, en réalité âgée d’à peine 150 ans, a été cause plus que solution de conflits. Il est vrai que nos frontières ont été dessinées artificiellement, par les Européens, après la Première Guerre mondiale. Ce fut un chantier chaotique, issu d’une guerre dévastatrice et de l’effondrement de trois empires : Ottoman, Russe et Austro‑Hongrois.
L’idée selon laquelle le système d’États européen serait stable est encore plus un mythe que celui que nous contestons à propos de l’instabilité des États du Moyen‑Orient.
Nadim Shehadi
L’idée que trois personnalités politiques — David Lloyd George, Georges Clemenceau et Woodrow Wilson — auraient pu tout bien faire était absurde dès le départ. Ils ont fait pire en Europe, et la suite fut une autre guerre dévastatrice où les frontières européennes furent redessinées. Ce n’est que par la suite qu’ils ont œuvré à la création de ce qui devint l’UE, aujourd’hui forte de 27 membres. Depuis l’essor des États-nations dans les années 1870, l’Europe s’est détruite deux fois, et les frontières ont continué à changer jusqu’à la fin du XXᵉ siècle.
En revanche, les frontières des États arabes sont restées bien plus stables. La Ligue des États arabes, créée après la Seconde Guerre mondiale, compte désormais 22 membres au lieu des sept signataires initiaux. Le Protocole d’Alexandrie de 1944 promettait une coopération économique et culturelle, ainsi que le respect mutuel de la souveraineté. La chute du régime d’Assad promet un retour possible à cet ordre. Une nouvelle ère est envisageable après l’époque des partis nationalistes arabes, qui cherchaient à supprimer les identités locales, à exploiter les tensions entre elles et se réclamaient du leadership arabe dans le conflit avec Israël.
Nadim Shehadi est économiste et conseiller politique.
X: @Confusezeus
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com