Dans un nouvel ordre mondial, l’historien est une boussole plus fiable que le sociologue

L'enseignement à Oxford consistait généralement à étudier les classiques en latin et en grec originaux et à développer des idées philosophiques. (AFP)
L'enseignement à Oxford consistait généralement à étudier les classiques en latin et en grec originaux et à développer des idées philosophiques. (AFP)
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Publié le Dimanche 25 mai 2025

Dans un nouvel ordre mondial, l’historien est une boussole plus fiable que le sociologue

Dans un nouvel ordre mondial, l’historien est une boussole plus fiable que le sociologue
  • Les sciences sociales, qui regroupent des disciplines telles que l’économie, la science politique ou encore la sociologie, ont largement influencé la pensée du XXe siècle, tout en accompagnant la montée du nationalisme.
  • Un culte d'économistes, de politologues et de sociologues a dominé le monde et a fourni aux politiciens la justification nécessaire pour étendre leur pouvoir et celui de l'État.

Et si, du jour au lendemain, vous deveniez l’homme le plus puissant de la planète : président des États-Unis ? Que feriez-vous de ce pouvoir sans égal ? Très probablement, ce que vos prédécesseurs, de Harry Truman à Dwight Eisenhower, de George W. Bush à Donald Trump, ont tous tenté avant vous : créer un nouvel ordre mondial.

Un nouveau décret présidentiel pousse chacun à tenter de le comprendre, parfois même son ex, comme Christiane Amanpour et son ancien mari James Rubin, qui viennent de lancer un podcast sur le sujet. Leur force : avoir traversé de grands bouleversements mondiaux, chacun depuis une position différente. Lui, travaillait dans la politique, elle en vivait les conséquences sur le terrain. Leur histoire est tirée de l’expérience vécue, de leur éducation, leur parcours, le tout teinté d’instinct et d’intuition. C’est davantage un art qu’une science, où la précision ou la certitude ne sont plus nécessaires. Un processus fait d’interactions humaines et d’émotions qu’aucun algorithme ni intelligence artificielle ne saurait reproduire.

Ils agissent en réalité comme des historiens traditionnels, racontant et interprétant le monde en mutation. Cela les aidera à comprendre le présent et à spéculer, avec une saine dose d'incertitude, sur l'avenir. L'essor et le déclin des empires et des nations étaient largement du ressort de ces historiens, avant l'émergence des sciences sociales modernes.

Mais qu’en est-il du reste d’entre nous ? Sommes-nous vraiment prêts à comprendre ce nouvel ordre mondial ? Le reste pourrait bien être les véritables protagonistes d’une toute autre histoire : celle de l'essor et du déclin des sciences sociales. Il s'agit d'une histoire relativement courte des disciplines nées des controverses théologiques en Europe dans la seconde moitié du XIXe siècle, puis aux États-Unis.

Les sciences sociales, qui regroupent des disciplines telles que l’économie, la science politique ou encore la sociologie, ont largement influencé la pensée du XXe siècle, tout en accompagnant la montée du nationalisme. L’économie, en particulier, a servi à rationaliser, voire à justifier scientifiquement, le rôle croissant de l’État, devenu un pilier central des relations internationales.

Ces derniers temps, l'efficacité des disciplines individuelles est de plus en plus remise en question, notamment en ce qui concerne leur capacité à nous aider à comprendre un monde qui change aussi vite. Dans un article récent du Financial Times, l'économiste Gillian Tett décrit l'essor d'une nouvelle discipline, la géoéconomie, avec une conférence organisée près de la Maison Blanche et l'empressement des universités et des groupes de réflexion à créer des programmes dans ce domaine. M. Tett évoque également l'idée que les entreprises devraient embaucher un responsable géopolitique ou géoéconomique pour les aider à s'adapter à l'évolution de l'ordre mondial, notamment après les bouleversements provoqués par le président Trump.

Les termes de géopolitique, géoéconomie et géostratégie apparaissent souvent comme flous, voire dépourvus de sens précis. En bref, ces termes suggèrent que les sociologues, presque sectaires, sont déconnectés et incapables de comprendre ce dont ils traitent. Ces disciplines sont le fruit de débats théologiques issus de la théorie de l'évolution de Charles Darwin. Cette théorie cherche à expliquer l’origine des espèces par l’observation scientifique, en opposition aux croyances religieuses fondées sur une création divine.

Les contradictions entre la théorie de l'évolution de Darwin et le récit biblique de la création ont suscité une vive controverse. Celle-ci s'est rapidement transformée en un débat houleux opposant science et foi. Des disciplines comme l'eugénisme étaient issues de l'étude scientifique de la société. Car telle était la question clé : les méthodes scientifiques peuvent-elles être appliquées à l'étude de la société ?

Pour comprendre l'intensité de ces débats, il faut rappeler que ce n'est qu'en 1871 que des universités traditionnelles comme Oxford et Cambridge ont commencé à proposer des diplômes à des personnes non membres de l'Église anglicane. On s'attendait également à ce que tout membre d'un collège démissionne de son poste s'il entretenait le moindre doute sur l'un des 39 articles de la foi anglicane.

Un futur historien pourra évaluer l'ampleur des dégâts causés par la doctrine des sciences sociales du XXe siècle. Nadim Shehadi

Une formation à Oxford consistait généralement à étudier les classiques dans leurs versions originales, latin et grec, et à développer des idées philosophiques. On considérait que la lecture d'ouvrages tels que Platon, Aristote et d'autres philosophes classiques, ainsi que d'historiens comme Hérodote et Thucydide, suffisait à préparer un jeune homme à toutes les carrières, que ce soit les sciences, les mathématiques, la médecine, une carrière dans l'Église, l'armée ou la gouvernance de l'Inde. Darwin lui-même avait suivi une telle formation avant de se tourner vers la médecine. Les travaux d'Adam Smith et d'autres économistes politiques furent introduits dans le cadre de la philosophie morale, et la composante économie politique était destinée à aider à la compréhension de l'histoire, qui ne fut véritablement introduite comme matière à part entière que dans les années 1850.

Les sciences sociales, telles que nous les connaissons aujourd’hui, sont nées de l’application de la méthode scientifique à la compréhension du monde. Pour adhérer à leurs conclusions et recommandations, il faut donc faire confiance à la science.

L’éducation des élites, qui fournissait autrefois les outils jugés nécessaires et suffisants pour former les futurs décideurs à l’art de gouverner, a évolué avec cette montée en puissance de la science. Le diplôme de base en lettres classiques, surnommé « les grands », s’est transformé en un « grand » moderne, axé sur l’étude de la philosophie, de la politique et de l’économie, ce que l’on appelle aujourd’hui le diplôme « PPE » à Oxford. Ces disciplines ont peu à peu remplacé les lettres classiques comme instruments intellectuels essentiels pour comprendre le monde.

À Oxford, l’économie n’a pas encore acquis le statut de discipline indépendante au niveau du premier cycle : elle doit être étudiée en association avec d’autres matières, comme l’histoire. En revanche, à l’Université de Cambridge, plus orientée vers les sciences, l’économie est devenue une discipline à part entière dès 1905.

L'économie, qui a dominé le monde de l'après-Seconde Guerre mondiale, s'est imposée comme une discipline dominante dans l'entre-deux-guerres. Elle s'apparentait à une secte religieuse utilisant la foi en la science plutôt que la foi en Dieu. Ses théories reposaient sur des mathématiques assez rudimentaires pour faire avancer ses principes. Le rôle croissant de l'État, par exemple, était justifié par des arguments tels que l'augmentation des rendements marginaux d'échelle ou l'effet multiplicateur.

En termes simples, plus l’échelle est grande, plus le profit potentiel augmente. De ce fait, un contrôle exercé à une échelle étatique plus vaste serait à la fois plus efficace et plus rentable. Toutefois, ces outils peuvent devenir particulièrement dangereux lorsqu’ils tombent entre les mains de politiciens avides de pouvoir.

Un futur historien pourrait évaluer l'ampleur des dégâts causés par la doctrine des sciences sociales du XXe siècle. Un culte d'économistes, de politologues et de sociologues a dominé le monde et a fourni aux politiciens la justification nécessaire pour étendre leur pouvoir et celui de l'État.

Lorsque ces théories « scientifiques » ne correspondaient pas à la réalité, c'était la réalité et les individus qui devaient changer, et non les théories. Et ce, au nom de la science, synonyme de faits incontestables.

En réalité, ce ne sont pas tant les bouleversements chaotiques provoqués par Trump qui posent problème. À une époque où nous nous apprêtons à confier nos vies aux méga processeurs et à l’intelligence artificielle, et où nos interactions avec les écrans l’emportent sur celles entre humains, il n’est pas trop tard pour remettre sérieusement en question les disciplines qui alimentent ces technologies. En tant qu’économiste repenti, j’ai longtemps fait confiance à Amanpour et Rubin, mais aujourd’hui, je m’en remettrais plutôt à un historien qu’à un économiste.


Nadim Shehadi est économiste et conseiller politique. 
X: @Confusezeus
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com