Le Liban doit mettre un terme à la chasse aux sorcières et avancer

Le déclin pourrait être permanent si le Liban continue à se disputer au sujet du passé au lieu de développer une nouvelle vision. (AFP)
Le déclin pourrait être permanent si le Liban continue à se disputer au sujet du passé au lieu de développer une nouvelle vision. (AFP)
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Publié le Vendredi 12 décembre 2025

Le Liban doit mettre un terme à la chasse aux sorcières et avancer

Le Liban doit mettre un terme à la chasse aux sorcières et avancer
  • la focalisation sur la recherche de coupables retarde la reconstruction économique et détruit la confiance dans le système
  • Le véritable danger est que le Liban s’enlise dans son passé : sans nouvelle vision, le déclin pourrait devenir permanent malgré l’ampleur historique et structurelle de la crise

Il ne sert à rien de parler de pardon en citant Nelson Mandela, Desmond Tutu ou Mahatma Gandhi à des déposants ruinés dont l’épargne est bloquée dans les banques libanaises et peut être perdue à jamais. Ils veulent justice, responsabilité et peut-être vengeance ou rétribution ; quelqu’un doit être puni, des têtes doivent tomber.

C’est l’état d’esprit dans le pays, plus émotionnel que rationnel. On peut perdre beaucoup d’amis en défendant une amnistie financière, en plaidant pour tourner la page, avancer et reconstruire le pays et l’économie au lieu de s’accrocher au passé. Je suis prêt à faire ce sacrifice.

Nous sommes tous victimes de l’effondrement financier catastrophique. Derrière lui se cachent de « vraies » causes économiques et politiques qu’aucun acteur seul ne contrôlait. Depuis 20 ans, le pays est la cible de coups répétés jusqu’à sa désintégration. Il a été entraîné dans deux guerres majeures avec Israël, ponctuées d’assassinats, de crises politiques paralysantes, de contrebande, du coût de la guerre en Syrie, de l’explosion du port de Beyrouth et bien plus encore.

Le Liban a été isolé de ses principaux partenaires économiques et mis au ban. Année après année, le pays s’est vidé à un coût énorme en richesses, en revenus, en personnes et en alliés. La perte n’a pas été seulement économique, mais aussi réputationnelle : le pays est désormais perçu comme un État en faillite sans espoir. Ce sur quoi nous nous querellons aujourd’hui n’en représente que les mécanismes et les répercussions financières.

Au moment où j’écris ces lignes, chaque famille au Liban se demande si elle doit annuler le voyage de ses enfants expatriés pour les fêtes, à cause des rumeurs d’une guerre imminente. Il est difficile d’évaluer le coût économique de cette incertitude ou d’une saison gâchée. Cela se reproduit presque chaque été depuis au moins 2011. Voilà les vraies pertes économiques — et elles continuent. La crise n’est pas terminée.

Ce sur quoi nous nous querellons n’en représente que les mécanismes de l’effondrement et ses répercussions financières. 

                                   Nadim Shehadi

Il existe une croyance erronée selon laquelle un grand vol a été commis — un mythe de fonds « pillés » ou « détournés » — et que l’argent peut être récupéré en traquant ceux qui en ont profité. Par exemple, certains évoquent des dépôts illégitimes, provenant de trafiquants de drogue ou de responsables étrangers corrompus, qui pourraient être annulés sans remboursement. Ou encore l’idée qu’il serait possible de récupérer les transferts à l’étranger ou les intérêts élevés versés à certains déposants. En résumé : que l’argent volé peut être retrouvé, ce qui est faux.

Même si ces théories étaient vraies, les méthodes proposées pour récupérer les fonds pillés sont impossibles à réaliser, juridiquement douteuses ou produiraient des résultats insignifiants. Un dépôt illégitime n’existe pas : les banques vérifient la légitimité des fonds avant de les accepter — elles ne peuvent pas faire cette vérification après coup pour justifier de ne pas les rendre. De telles propositions mèneraient à des années de litiges et à une chasse aux coupables dévastatrice pour le pays, surtout si elle est menée par l’État.

Les mesures censées récupérer les fonds manquent de cohérence et semblent arbitraires : on ne peut poursuivre des individus que s’ils ont clairement enfreint la loi. Ce n’est pas ainsi que l’on reconstruit la confiance dans le système. Les cinq années écoulées depuis l’effondrement ont été aussi destructrices que la crise elle-même. Le pays ne peut pas en supporter cinq de plus.

La clé est de reconstruire la confiance dans le système. Cela est bien plus difficile lorsqu’il s’agit d’institutions comme l’État ou l’État de droit. Le secteur privé, fondé sur des relations et des liens individuels, est plus facile à rétablir.

Tous sont coupables et victimes à la fois : les politiciens et l’État portent une grande part de responsabilité, la banque centrale est accusée, les banquiers aussi — mais c’est trop simple. Les déposants eux-mêmes sont jugés non innocents pour avoir profité de taux d’intérêt élevés. On a vu émerger des accusations de corruption, d’avidité, d’incompétence et de négligence.

Le déclin peut devenir permanent si nous continuons à débattre du passé au lieu de bâtir une nouvelle vision. 

                                         Nadim Shehadi

Il y a un risque de punir les innocents en cherchant les coupables. Lors des chasses aux sorcières médiévales, on jetait les suspectes à la rivière : si elles survivaient, c’était la preuve de leur culpabilité et elles étaient brûlées ou pendues ; les innocentes, elles, se noyaient. Dans tous les cas, coupables comme innocents mouraient. Aujourd’hui, nous nous accusons tous mutuellement, et pendant ce temps le pays s’effondre, son économie vaut moins de la moitié de ce qu’elle était en 2018.

L’économie d’un pays repose sur de nombreux éléments tangibles — ressources, production, échanges, capital humain — mais aussi sur des intangibles impossibles à mesurer : la confiance, l’humeur, le leadership, la motivation, l’énergie positive. Lorsqu’ils deviennent négatifs, ils deviennent destructeurs. Le Liban doit être sauvé de cette spirale. Les gens ont perdu plus que de l’argent en banque : c’est toute l’économie nationale qui est en chute libre, y compris pour ceux qui n’ont aucun dépôt.

Mais il existe aussi une perspective historique plus large. L’ascension et la chute du Liban ne se résument pas à la crise de 2019 ; elles s’inscrivent dans une histoire de 80 ans faite de dynamiques régionales et internationales. Les fondateurs du pays avaient une vision devenue réalité lorsque Beyrouth est devenue un refuge pour la richesse et les talents fuyant les bouleversements régionaux. C’est ainsi que le secteur bancaire libanais est né. Les pertes dépassent la richesse d’une génération : elles touchent un patrimoine historique remontant à des siècles de commerce levantin.

Plus important encore : toutes les chutes ne sont pas suivies d’une renaissance. Le déclin peut devenir permanent si nous restons enfermés dans la colère au lieu de construire une nouvelle vision capable de réactiver le potentiel du Liban dans un monde en mutation. Une amnistie et la fin de la chasse aux sorcières en sont la première étape.

Nadim Shehadi est économiste et conseiller politique. 

X: @Confusezeus

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com