En 2009, Ahmet Davutoglu, principal conseiller de Recep Tayyip Erdogan — alors Premier ministre et aujourd’hui président de la Turquie — déclarait que « la route vers Paris passe par l’Afrique », soulignant que le choix d’Ankara de renforcer ses liens avec le continent africain ne compromettrait pas ses ambitions européennes, mais les consoliderait.
Depuis, la Turquie a considérablement étendu sa présence en Afrique, alliant puissance douce et dure, avec une implication sur les plans de la défense, de l’économie, de la culture et de la diplomatie. Certains redoutaient qu’Ankara n’utilise cette influence croissante pour contrecarrer les politiques des États membres de l’Union européenne. Mais avec l’amélioration des relations entre la Turquie et Bruxelles ces dernières années — notamment depuis la guerre en Ukraine —, sa politique africaine pourrait aujourd’hui être perçue sous un angle plus coopératif.
Cependant, pour rendre cette collaboration possible, il est crucial de comprendre les caractéristiques de l’engagement turc en Afrique et d’examiner comment l’UE pourrait en tirer parti. L’approche turque repose sur trois dimensions principales. Premièrement, elle est politique : elle soutient le statut de puissance moyenne d’Ankara sur la scène internationale. Comme le disait Davutoglu en 2009 : « L’Afrique est à l’aube d’une nouvelle ère, et la Turquie doit s’approprier cette nouvelle réalité. Un pays qui marginalise l’Afrique ne peut prétendre à une stature internationale. » Deuxièmement, cet engagement est économique. De plus en plus d’États africains souhaitent nouer des partenariats avec la Turquie, une dynamique que l’UE devrait observer attentivement. Troisièmement, l’influence turque repose sur des éléments de soft power, tels que la médiation — un domaine où certains États membres de l’UE manquent d’atouts. Enfin, la dimension sécuritaire joue un rôle croissant, avec un renforcement des liens de défense entre Ankara et les pays africains.
À l’heure où la Turquie et l’UE cherchent à renforcer leur position en Afrique, il est essentiel d’identifier les domaines où Bruxelles pourrait collaborer avec Ankara — ou bénéficier de son rôle croissant.
Le premier domaine est la sécurité. La Turquie a noué des partenariats de défense solides avec plusieurs pays africains, incluant ventes de drones et formations militaires. Aujourd’hui, elle est perçue comme un partenaire de sécurité privilégié par de nombreux États africains. Les membres de l’UE recherchent eux aussi la stabilité sur le continent, tant pour des raisons humanitaires qu’économiques ou migratoires. Une Afrique stable profiterait non seulement à ses habitants, mais aurait également un impact positif du Moyen-Orient à l’Europe. La montée en puissance de la Turquie dans le domaine sécuritaire est un levier que l’UE pourrait exploiter pour atteindre des objectifs communs.
Deuxièmement, l’engagement turc à travers des projets de développement ne doit pas nécessairement être vu comme un défi aux intérêts européens. Les entreprises turques opèrent dans des régions à haut risque, avec des projets d’infrastructure visibles qui peuvent s’aligner avec les priorités européennes. L’aide humanitaire constitue un autre domaine de collaboration potentiel. Par exemple, deux scientifiques turcs dirigent actuellement des initiatives contre la faim en Afrique, dans le cadre d’un projet alimentaire financé par l’UE. De tels projets pourraient être étendus, avec un rôle actif de la Turquie sur le terrain.
À l’heure où la Turquie et l’UE cherchent à renforcer leur position en Afrique, il est essentiel d’identifier les domaines où Bruxelles pourrait collaborer avec Ankara — ou bénéficier de son rôle croissant.
Dr. Sinem Cengiz
Troisièmement, la Turquie cherche à établir la confiance sur le continent africain grâce à ses efforts de médiation entre parties en conflit. L’influence historique de certains pays européens, souvent liée à leur passé colonial, complique leur rôle de médiateurs. La Turquie pourrait ainsi, indirectement, servir les intérêts de l’UE sur ce plan. Quatrièmement, face à la montée en puissance de la Chine en Afrique, Ankara, en tant que pays candidat à l’UE, pourrait apparaître aux yeux de Bruxelles comme une alternative moins menaçante.
L’Afrique a longtemps été un terrain de compétition entre la Turquie et les États du Golfe. Mais, depuis la réconciliation d’Ankara avec ces derniers, la dynamique a changé. Les deux parties compartimentent désormais leurs actions. Une logique similaire pourrait s’appliquer à la Turquie et à certains pays européens : gérer leurs relations respectives avec l’Afrique de manière complémentaire.
En juin dernier, Faruk Kaymakcı, représentant permanent de la Turquie auprès de l’UE, a souligné la dynamique croissante des relations turco-africaines lors du Brussels-Africa Hub, déclarant sur X : « L’UE et la Turquie, candidate à l’UE, peuvent accomplir beaucoup ensemble, en Afrique et pour l’Afrique, en tirant parti de leurs avantages comparatifs. »
Cependant, tous les États membres de l’UE ne partagent pas la même perception du rôle de la Turquie en Afrique. La France, qui considère le continent comme son « arrière-cour » stratégique — notamment sur les plans de la défense, de l’économie et du développement —, est peu encline à accueillir favorablement l’expansion turque. Lorsque le Niger a décidé d’expulser les forces militaires françaises et américaines et de révoquer les contrats miniers français et canadiens, la Turquie a immédiatement saisi l’occasion. Ankara a signé une série d’accords dans les domaines de l’infrastructure, de la défense et des mines, et a livré des drones Bayraktar TB2 au pays. Pour les États africains, la Turquie représente une alternative crédible aux pays européens dans les domaines de la défense et des ventes d’armes. Cette flexibilité illustre également la volonté croissante des États africains de diversifier leurs partenariats stratégiques.
À l’inverse, certains États membres de l’UE, comme l’Italie, cherchent à trouver un terrain d’entente avec la Turquie, notamment alors que l’influence traditionnelle de la France s’effrite. L’Allemagne, elle aussi, adapte sa stratégie africaine face aux nouvelles réalités. Pour l’Allemagne, l’Italie et même d’autres pays comme l’Espagne, des domaines de coopération avec la Turquie pourraient inclure la migration, l’énergie et le développement économique. L’UE collabore déjà avec Ankara sur des enjeux tels que le commerce, la migration ou la lutte contre le terrorisme. Cette coopération pourrait s’étendre au continent africain.
La réponse à la question posée dans le titre est donc : oui. La collaboration turco-européenne en Afrique peut prospérer, à condition que les deux parties sachent compartimenter leurs relations et tirer parti de leurs avantages comparatifs, de leurs forces et de leurs faiblesses.
Sinem Cengiz est une analyste politique turque spécialisée dans les relations de la Turquie avec le Moyen-Orient. *
X: @SinemCngz
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com