Le président turc Recep Tayyip Erdogan devrait se rendre aux États-Unis à l’occasion de la semaine de haut niveau de la 80e session de l’Assemblée générale des Nations unies. À Ankara, les milieux politiques anticipent une rencontre bilatérale entre Erdogan et son homologue américain, Donald Trump, en marge de l’événement, bien qu’aucune confirmation officielle n’ait encore été donnée.
Je suis récemment tombée sur un article intéressant du journaliste turc Murat Yetkin, qui suit depuis de nombreuses années les visites de haut niveau du président et de l’appareil diplomatique turc. Il y affirmait qu’« il serait peut-être dans l’intérêt de la Turquie de ne pas insister trop fortement sur l’organisation d’une rencontre très médiatisée entre Erdogan et Trump ».
Il appuyait son propos en évoquant les nombreux différends non résolus entre Ankara et Washington, allant de la guerre à Gaza à l’agression israélienne dans la région au sens large. S’ajoute à cela la question syrienne et la présence des Forces démocratiques syriennes (FDS), soutenues par les États-Unis, ainsi que des tensions autour des achats d’armement et de la coopération en matière de défense. Selon Yetkin, le poids de tous ces dossiers, combiné à l’imprévisibilité de Trump face aux dirigeants étrangers et à la posture intransigeante d’Erdogan, pourrait faire d’une telle rencontre un moment diplomatiquement risqué.
Il reste à voir si une rencontre Erdogan-Trump aura effectivement lieu. Mais deux choses sont certaines. Premièrement, dans l’univers de Trump, les hommes forts sont en haut de la hiérarchie. Il s’entend généralement mieux avec des figures telles qu’Erdogan. Deuxièmement, parmi toutes les questions structurelles et conjoncturelles qui mettent à l’épreuve les relations turco-américaines, la Syrie serait le sujet principal d’une éventuelle rencontre entre les deux dirigeants.
La Turquie souhaite que les FDS respectent l’accord de mars et s’intègrent aux forces de sécurité nationales syriennes.
Dr. Sinem Cengiz
Il n’est pas facile de décrypter la politique actuelle des États-Unis en Syrie, même depuis Ankara. Il semblerait qu’un seul homme détienne aujourd’hui le dossier syrien au sein du cercle restreint de la Maison Blanche : Tom Barrack. Barrack n’est pas seulement l’envoyé spécial américain pour la Syrie et un conseiller de longue date (et ami) de Trump, mais aussi l’ambassadeur des États-Unis en Turquie, un poste crucial. Ses déclarations soutiennent l’intégrité territoriale de la Syrie. Il a également exhorté les FDS à ratifier rapidement un accord signé en mars avec le président syrien Ahmad al-Chareh, visant à replacer les zones qu’elles contrôlent sous autorité étatique, et à intégrer les FDS dans les forces de sécurité nationales. C’est justement la ligne que la Turquie souhaite voir Washington adopter.
Parallèlement, les États-Unis amorcent un changement de paradigme qui redéfinit leur politique syrienne. Le récent départ d’une poignée de diplomates américains spécialisés sur la Syrie a été interprété comme le résultat de divergences entre ces cadres et Barrack concernant les FDS et leur relation avec al-Chareh.
Barrack fait face à un défi complexe. Il tente de concilier trois objectifs à la fois : promouvoir des politiques américaines favorables à la stabilité syrienne, obtenir le soutien de Trump en dépit de l’opposition israélienne, et gérer les tensions entre les alliés des États-Unis en Syrie. En effet, des frictions existent actuellement entre les principaux alliés américains : d’un côté entre les FDS et la Turquie, de l’autre entre la Turquie et Israël.
La Turquie considère qu’Israël et les FDS favorisent une Syrie divisée pour affaiblir le pouvoir d’al-Chareh.
Dr. Sinem Cengiz
La Turquie a lancé une initiative pour une « Turquie sans terrorisme », visant la dissolution du PKK et de ses ramifications, y compris les FDS, ainsi que leur désarmement. Dans ce contexte, elle souhaite que les FDS respectent l’accord de mars et s’intègrent aux forces nationales syriennes. Pour l’instant, Ankara laisse le processus suivre son cours, faisant preuve de patience stratégique ; mais cette patience n’est pas infinie. D’après certains médias, une action militaire contre les FDS est imminente si aucun pas concret vers l’intégration n’est fait.
En ce qui concerne une possible intervention turque en Syrie, il me semble qu’Ankara n’agirait militairement qu’en cas de menace directe contre l’unité et l’intégrité territoriale de la Syrie. C’est ici qu’entre en jeu la question israélienne.
Le gouvernement israélien actuel semble résolu à empêcher l’unification et le développement économique de la Syrie, en menant des frappes à volonté sur tout le territoire et en soutenant les FDS à tout prix. La Turquie voit dans l’alliance tacite entre Israël et les FDS un projet de fragmentation syrienne, destiné à affaiblir le pouvoir d’al-Chareh.
La Turquie n’est pas opposée à la présence américaine en Syrie en soi, mais s’oppose à son soutien aux FDS. Le nouveau personnel de Washington semble mieux comprendre les préoccupations turques à ce sujet.
Si Israël et les FDS sont perçus comme favorables à une Syrie divisée et instable, d’autres acteurs – à commencer par la Turquie, le monde arabe et surtout le gouvernement syrien – cherchent à tout prix à stabiliser le pays.
Les relations turco-arabes se renforcent à mesure que l’agression israélienne s’intensifie dans la région. Ce contexte a modifié la perception du rôle de la Turquie au Moyen-Orient et, plus particulièrement, en Syrie. Il s’agit d’un changement de paradigme important. Les prochains jours seront décisifs pour savoir si une rencontre de haut niveau entre Erdogan et Trump aura lieu, et ce qu’elle signifierait pour l’avenir syrien.
Sinem Cengiz est une analyste politique turque spécialisée dans les relations de la Turquie avec le Moyen-Orient. *
X: @SinemCngz
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com