À chacune de mes récentes visites à Paris, la ville où j’ai grandi, j’ai ressenti un changement. Il y avait autrefois un café et une boulangerie au Trocadéro, avec vue sur la tour Eiffel, où l’on pouvait s’installer sans réservation pour savourer un café et l’un des meilleurs croissants de la capitale. Désormais, chaque fois que je passe devant, une longue file de touristes attend d’être placée. Un simple regard vers la terrasse suffit à constater que la majorité des clients sont là pour se filmer en train de verser du chocolat chaud et de la crème fouettée, à publier ensuite sur Snapchat ou TikTok. C’est l’exemple parfait du surtourisme alimenté par les réseaux sociaux.
Bien que cela fasse sans doute le bonheur des propriétaires du café, cela a détruit l’âme du lieu. En réalité, cette affluence constante rend presque impossible pour les habitants de s’asseoir tranquillement pour déguster un café et un croissant ou un pain au chocolat, comme je le faisais avec ma famille et mes amis lorsque je vivais encore à Paris. Cela a privé beaucoup d’entre nous d’un lieu “madeleine de Proust”, rappelant nos années de jeunesse.
J’imagine aussi que les visages familiers que nous croisions régulièrement et avec qui nous tissions des liens ont depuis longtemps disparu. Cela ne me dérangerait pas de voir des gens venus du monde entier profiter d’une belle terrasse parisienne, si seulement ils buvaient réellement leur chocolat chaud ou savouraient leurs viennoiseries, au lieu de seulement filmer l’instant pour leurs réseaux sociaux.
Les Parisiens (dont je me considère l’un d’eux, avant même d’être Français) sont un peuple à part, prompts à critiquer. Nous sommes rarement impressionnés et souvent indifférents. Mais aujourd’hui, dans la plupart des grandes villes d’Europe, les habitants commencent à ressentir une forme de ressentiment envers les touristes, tout comme les Parisiens. Et n’oublions pas que les touristes, eux aussi, expriment leur frustration face à la capitale française.
Par ailleurs, ces transformations ont un impact réel sur la vie quotidienne : flambée des loyers due à Airbnb et autres locations meublées, hausse des prix dans les épiceries de quartier, embouteillages, inflation… Ces régions dépendent peut-être du tourisme, mais cela suppose aussi des sacrifices pour les populations locales. En 2023, le secteur touristique français a représenté un chiffre record de 246 milliards d’euros, soit 8,8 % du PIB, et près de 2,9 millions d’emplois.
Le tourisme n’est donc pas seulement un rêve romantique pour visiteurs étrangers, mais bien une nécessité économique. En 2022, Paris a généré près de 36 milliards de dollars grâce au tourisme, représentant 3,5 % de son économie, sans compter les activités indirectes. Selon l’Institut Paris Région, plus de 300 000 emplois en dépendent. Il en va de même pour des villes comme Londres, Rome ou Barcelone, qui, avec l’évolution de leur économie, sont devenues totalement dépendantes du tourisme. Les capitales et grandes villes de l’Ouest, parmi les plus visitées au monde, sont aujourd’hui accros aux flux touristiques.
Aujourd’hui, dans la plupart des villes européennes, les habitants commencent à ressentir une forme de ressentiment envers les touristes, à l'instar des Parisiens.
Khaled Abou Zahr
Il devient évident que cette surdépendance au tourisme est un risque, tout en reflétant un monde en mutation. Elle rend les villes vulnérables à de nombreuses crises. Ce ne sont peut-être pas les protestations des habitants qui feront baisser la fréquentation touristique, mais un changement de tendance, une nouvelle pandémie ou une crise géopolitique empêchant la délivrance de visas. Pourtant, beaucoup de villes ont transformé leur économie pour ne plus viser que les touristes. C’est une faiblesse. Les gouvernements sauront-ils équilibrer la vie des locaux et l’intérêt économique du tourisme ? J’en doute. Tant que la tendance du “chocolat chaud sur les réseaux” perdure, je serai privé de mon pain au chocolat préféré.
La série Emily in Paris illustre bien cette dynamique et l’importance du tourisme pour l’emploi. Elle a eu tant d’influence que parmi ceux qui déclarent avoir été inspirés par la pop culture pour visiter Paris, 38 % citent cette série comme principale motivation. Ce phénomène a même suscité une réaction politique majeure lorsque des rumeurs ont circulé selon lesquelles le personnage principal allait déménager à Rome. Le président Emmanuel Macron a alors déclaré : “Nous nous battrons. Et nous leur demanderons de rester à Paris.”
En pleine crise au Moyen-Orient et face aux tensions globales, cela peut sembler futile. Mais cela raconte aussi une autre histoire, celle d’un monde en mutation. Le tourisme mondial est devenu un baromètre de la redistribution du pouvoir économique. Alors qu’il y a 50 ans le touriste occidental représentait à lui seul la valeur du secteur, aujourd’hui le pouvoir d’achat se répartit entre la Chine, l’Inde, le Brésil ou le Mexique, dont les classes moyennes changent la géographie des flux touristiques.
Cette diversification du pouvoir économique mondial se reflète aussi dans les dynamiques diplomatiques : les pays qui envoient aujourd’hui des touristes sont aussi ceux qui gagnent du poids politique sur la scène internationale. L’Europe, dépendante de ces marchés, voit leur influence grandir dans ses affaires internes. C’est déjà en cours. Alors que les décisions venaient autrefois essentiellement de l’Ouest, elles proviennent aujourd’hui du monde entier – comme les touristes.
Il existe indéniablement un affaiblissement du pouvoir occidental, avec cette prise de conscience que la puissance économique permettait de financer la puissance militaire, et donc diplomatique. Cette équation s’applique désormais à d’autres pays. L’Occident accueille leurs citoyens comme touristes, mais dépend aussi de leurs marchés. Le tourisme inclut aussi les étudiants, les professionnels de santé, et bien d’autres.
De nombreux critiques des politiques menées au cours de la dernière décennie ont déclaré que Paris, Londres et d'autres villes européennes représentent aujourd'hui ce que les pays sont devenus : un hôtel, un musée et un restaurant. Elles ne sont capables que d'exploiter leur grandeur passée, symbolisée par une architecture grandiose et un mode de vie, y compris les délices culinaires. Et c'est tout.
Je peux facilement imaginer ce que devait ressentir un dignitaire étranger en arrivant à Londres au début du XXe siècle, traversant The Mall, symbole d’un pouvoir rayonnant. Aujourd’hui, cela ne produit plus le même effet. Cela fascine par son histoire, mais ne fonctionne que grâce aux recettes touristiques qui permettent son entretien. Face à cela, l’obsession actuelle de l’Occident pour l’intelligence artificielle ressemble à une ultime tentative de reprendre l’avantage. Mais cette fois, il n’est plus seul.
Khaled Abou Zahr est le fondateur de SpaceQuest Ventures, une plateforme d'investissement axée sur l'espace. Il est PDG d'EurabiaMedia et rédacteur en chef d'Al-Watan al-Arabi.
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com