L’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 a marqué un tournant majeur pour la sécurité européenne. La position du président américain Donald Trump, qui visait à réduire le soutien au continent, a mis les États européens dans une situation encore plus difficile, les poussant à chercher des moyens alternatifs de renforcer leur sécurité. C’est pourquoi la Turquie est aujourd’hui considérée comme un partenaire potentiel.
Les relations de la Turquie avec l’UE, l’OTAN et le monde occidental plus large n’ont jamais été un long fleuve tranquille. Malgré de nombreux problèmes mettant à l’épreuve ces relations, la Turquie s’est toujours présentée comme un acteur indispensable pour l’Occident. Aujourd’hui, les doutes européens concernant les engagements américains à long terme en matière de sécurité ont laissé à l’UE peu de choix que de développer une nouvelle approche vis-à-vis de la Turquie. Ce n’était pas nécessairement le choix préféré de l’UE, mais plutôt le résultat de certaines réalités.
La Turquie, de son côté, a tiré parti de cette indispensable position grâce à sa situation géostratégique, ses liens équilibrés avec la Russie malgré les sanctions de l’UE, son industrie de défense en croissance et son statut de deuxième force militaire de l’OTAN et de troisième contributeur aux missions et opérations de l’alliance.
Pendant plusieurs mois, une certaine proximité s’est installée entre Ankara et plusieurs capitales occidentales. La Turquie a même été qualifiée de partenaire « partageant les mêmes idées » par le bloc, ce qui a conduit beaucoup à considérer que cela donnait un nouvel élan aux relations Turquie-UE. De plus, cet élan a été interprété comme une approche pragmatique de Bruxelles vis-à-vis de la Turquie. Ainsi, les espoirs étaient grands que cela ne devienne pas une nouvelle tentative ratée d’approfondir leurs relations.
Cependant, l’UE reste un bloc fragmenté, manquant d’une position unifiée parmi ses membres malgré les mêmes défis sécuritaires. Cette fragmentation a conduit à des occasions manquées par le passé et semble annoncer davantage d’obstacles pour l’avenir des relations UE-Turquie.
Une déclaration faite lundi par l’ambassadeur turc auprès de l’OTAN, Basat Ozturk, confirme cet argument. S’exprimant lors d’une réunion à Bruxelles, Ozturk a critiqué l’idée d’une union européenne de défense indépendante. Selon lui, elle risque de diviser l’alliance atlantique à un moment où l’unité reste essentielle pour la sécurité collective.
« Pas d’alliance dans l’alliance », a-t-il souligné, affirmant que créer une alliance militaire séparée au sein du cadre transatlantique existant serait discriminatoire pour les membres de l’OTAN qui ne font pas partie de l’UE, comme la Turquie.
Ozturk a insisté sur le fait que l’exclusion de la Turquie du projet de Coopération Structurée Permanente sur la Mobilité Militaire reflétait une discrimination claire et que, selon les règles actuelles de l’UE, les forces turques ne pourraient pas transiter sur le territoire européen. Cela alors même que la Turquie serait censée fournir des renforts en cas de scénario catastrophe.
Ankara a longtemps insisté pour faire partie des programmes de défense européens et pour avoir son mot à dire dans la façon dont le bloc façonne sa sécurité. À plusieurs reprises, la Turquie a également exprimé sa volonté de jouer un rôle actif dans les achats de défense de l’UE. Mais l’UE considère la Turquie principalement à travers le prisme de sa candidature à l’adhésion et de ses désaccords politiques.
Il est d’autant plus étonnant que cette idée soit discutée alors qu’aucun progrès n’a été réalisé dans les négociations Ukraine-Russie et que l’administration de Trump montre des signes d’un pivot loin de l’Europe. Bien que ces développements renforcent le sentiment d’insécurité de l’UE, exclure la Turquie serait encore un exemple de la prise de décision irrationnelle du bloc.
Ankara a longtemps insisté pour faire partie des programmes de défense européens et pour avoir son mot à dire dans la façon dont le bloc façonne sa sécurité.
Dr Sinem Cengiz
En l’absence de soutien américain, il est évident que l’UE ne pourrait pas dissuader efficacement la Russie sans une coopération plus étroite avec Ankara. Cependant, certains États européens semblent mal à l’aise avec l’idée d’une dépendance excessive à la Turquie, perçue comme opportuniste plutôt que fiable.
Comme l’a affirmé Ozturk, la Turquie s’oppose à la création d’une alliance dans l’alliance. Pourquoi ? D’abord, Ankara considère qu’une telle initiative serait discriminatoire, car elle cherche non seulement à faire partie de l’architecture de sécurité européenne, mais aussi à en être un acteur clé. Face à l’absence de progrès dans sa candidature à l’UE et à l’enlisement des négociations sur l’union douanière, la Turquie a cherché à exploiter la sécurité comme élément central de sa relation avec le bloc.
Deuxièmement, cela affaiblirait les progrès que la Turquie tente de réaliser avec l’UE — notamment en diminuant son influence et sa pertinence dans la perception de la sécurité européenne.
Troisièmement, la Turquie exporte des produits de son industrie de défense vers certains États membres de l’UE, et une union séparée pourrait influencer négativement les décisions d’achat d’autres États qui prévoient d’acquérir sa technologie. Si une telle union voyait le jour, les États de l’UE chercheraient à harmoniser leurs industries de défense.
Quatrièmement, la Turquie considère l’OTAN comme le pilier de la sécurité européenne, et créer une union de défense séparée institutionnaliserait son exclusion. Jusqu’à présent, l’adhésion à l’OTAN a été un instrument clé pour façonner les relations de la Turquie avec les États occidentaux, en particulier les pays de l’UE. Cela a été clair lorsque la Turquie a initialement utilisé son droit de veto sur l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN. Une union de défense européenne séparée placerait probablement la Turquie dans un rôle secondaire, limitant son influence — ce qu’une puissance moyenne comme Ankara, avec des ambitions géopolitiques, cherche à éviter.
La création d’une union européenne de défense séparée marquerait un tournant dans l’architecture de sécurité européenne, vers une formation où Ankara n’aurait pas de siège à la table. Pour l’instant, l’UE présente encore plusieurs limites à la création d’une telle union — et Ankara en est bien consciente. La position ferme de la Turquie face à cette idée montre que les relations entre Ankara et l’UE sont à un moment critique.
Sinem Cengiz est une analyste politique turque spécialisée dans les relations de la Turquie avec le Moyen-Orient.
X: @SinemCngz
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com














