La Turquie peut-elle rallier l’Égypte à sa cause en Libye ?

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Publié le Samedi 20 décembre 2025

La Turquie peut-elle rallier l’Égypte à sa cause en Libye ?

  • La Turquie entend assurer la durabilité de sa politique libyenne en engageant tous les acteurs pertinents, tout en maintenant sa présence militaire et diplomatique
  • Malgré des divergences, l’Égypte montre une ouverture au dialogue avec Ankara, facilitée par l’expansion de la coopération bilatérale et la nécessité de coordonner leurs intérêts en Méditerranée orientale

La politique de la Turquie en Libye a évolué ces dernières années en raison des dynamiques changeantes en Méditerranée orientale et dans la région plus large. Aujourd’hui, Ankara est à la fois un acteur politique et militaire en Libye. Pour assurer la durabilité de sa politique, elle a besoin d’amis plutôt que de rivaux — ou, en d’autres termes, de compromis pragmatiques, même avec des acteurs dont les intérêts ne s’alignent pas toujours avec les siens.

Étant donné les enjeux importants en Libye et en Méditerranée orientale, il est naturel que la Turquie soit confrontée à certaines contraintes. L'une d'entre elles était auparavant la nature de ses relations avec le chef de l'Armée nationale libyenne, le maréchal Khalifa Haftar. En avril, dans le cadre d'une initiative stratégique et pragmatique, Ankara a accueilli le fils de Haftar, Saddam, qui a rencontré le ministre de la Défense Yasar Guler et d'autres hauts responsables militaires. Cela a montré la volonté d'Ankara de dialoguer avec des acteurs auxquels elle s'était auparavant opposée.

Cependant, cet engagement ne signifiait pas un changement dans la politique libyenne de la Turquie, mais plutôt une reconnaissance des réalités évolutives sur le terrain. Tout en poursuivant un engagement politique et diplomatique, Ankara est également déterminée à maintenir une forte présence militaire en Libye. Cette semaine, la présidence turque a ainsi soumis au parlement une motion formelle pour prolonger de 24 mois le déploiement des troupes turques en Libye.

Pourtant, Ankara est de plus en plus consciente que la viabilité de sa politique à l'égard de la Libye dépend de son engagement auprès de tous les acteurs concernés plutôt que de miser sur un seul partenaire politique. Dans le passé, la Turquie a payé le prix fort pour avoir misé sur un seul acteur, en particulier dans les pays qui restent dans une impasse politique profonde, comme la Libye.

La durabilité de la politique libyenne de la Turquie dépend de l’engagement avec tous les acteurs pertinents plutôt qu’avec un seul partenaire politique. 

                                                          Dr. Sinem Cengiz

Dans ce contexte, la Turquie tente de mener des engagements bilatéraux et multilatéraux avec des acteurs clés, comme en témoigne le sommet trilatéral récemment organisé par le président Recep Tayyip Erdogan avec les premiers ministres libyen et italien. Dans sa quête d’une coalition large pour atteindre ses objectifs stratégiques, Ankara cherche également des partenariats avec les Émirats arabes unis et l’Égypte, deux autres acteurs majeurs en Libye.

La visite de Saddam Haftar a été suivie de celle d’Ibrahim Kalin, chef de l’Organisation nationale du renseignement turc, à Benghazi pour des entretiens directs avec Khalifa Haftar. Ces visites visaient à obtenir l’approbation du parlement basé à Tobrouk, aligné sur le maréchal Haftar, de l’accord de délimitation maritime signé en 2019 entre la Turquie et le Gouvernement d’unité nationale reconnu par l’ONU à Tripoli. Cet accord est perçu par Ankara comme une victoire stratégique pour affirmer ses droits dans la région, mais il n’a pas été accueilli favorablement par plusieurs acteurs.

Malgré le refus de l’Égypte de reconnaître l’accord de 2019 et sa position vis-à-vis de la politique générale de la Turquie en Méditerranée orientale, Le Caire a montré une volonté de dialogue avec Ankara. Cela s’explique en grande partie par l’expansion de la coopération bilatérale ces dernières années, dans les domaines politique, économique et de la défense, depuis la normalisation de leurs relations. Des mesures concrètes ont suivi cette normalisation.

Par exemple, la société turque de défense Aselsan a annoncé mardi l’ouverture d’un bureau régional en Égypte pour renforcer la coopération. En septembre, les deux pays ont également lancé leur premier exercice naval conjoint en Méditerranée orientale depuis 13 ans, marquant un tournant dans leurs relations bilatérales.

En avril, l’ambassade de Turquie au Caire a accueilli une discussion sur les relations OTAN-Égypte et le rôle de point de contact que partageront la Turquie et l’Italie. L’alliance a exprimé son intérêt pour la construction de structures de défense en Libye, mais cela nécessitera une coopération avec l’Égypte et la Turquie pour être efficace.

Lorsque l'OTAN a lancé une intervention militaire en Libye en 2011, l'Égypte a adopté une position prudente en raison de ses inquiétudes quant à la portée et aux intentions de cette intervention. Le Caire considérait que l'intervention de l'alliance exacerbait l'instabilité en Libye, créant un vide sécuritaire encore plus grand dans la région. La Turquie souhaite coopérer étroitement avec l'Égypte en Méditerranée orientale, une région qui joue un rôle essentiel dans sa politique étrangère et qui est également importante pour le flanc sud de l'OTAN.

La Turquie veut coopérer étroitement avec l’Égypte en Méditerranée orientale, une région qui joue un rôle crucial dans sa politique étrangère. 

                                                        Dr. Sinem Cengiz

L’Égypte soutient fortement l’Armée nationale libyenne depuis la chute du régime de Kadhafi en 2011. Le président Abdel Fattah El-Sissi a rencontré Khalifa Haftar au début de ce mois. Le Caire souhaite signer un accord de délimitation maritime avec la Libye. Cependant, tout accord potentiel entrerait probablement en conflit avec l’accord signé avec la Turquie en 2019, limitant ainsi la marge de manœuvre d’Ankara dans la région.

La véritable question reste donc de savoir comment la Turquie et l’Égypte géreront leurs différends en Méditerranée orientale. La compartimentation des dossiers serait la façon la plus sûre de maintenir des liens stables. Cela ne signifie pas seulement accepter de ne pas être d’accord, mais aussi tracer les lignes de coopération possibles tout en évitant les confrontations. Ce n’est pas seulement une préférence diplomatique, mais une nécessité stratégique.

Aujourd'hui plus que jamais, il est très important que les deux pays coordonnent leurs efforts pour protéger leurs droits dans les domaines d'intérêt commun. Ils doivent être capables de se faire confiance, car la Méditerranée orientale est une zone permanente pour tous ses acteurs et c'est une réalité qui ne peut être changée. Une formule qui ne serait pas à somme nulle pour Le Caire et Ankara est importante, mais le rôle des acteurs extérieurs est également essentiel. Ankara et Le Caire doivent éviter que leurs dynamiques en Méditerranée orientale et en Libye ne soient influencées par des acteurs extérieurs. Cela est d'autant plus important qu'ils doivent coopérer sur plusieurs dossiers régionaux, de la Libye à Gaza.

Sinem Cengiz est une analyste politique turque spécialisée dans les relations de la Turquie avec le Moyen-Orient. 

X: @SinemCngz

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com