Il y a un an, lorsque le régime d’Assad s’est effondré, beaucoup ont immédiatement déclaré que « la Turquie est la grande gagnante en Syrie », compte tenu des liens étroits d’Ankara avec la nouvelle direction à Damas. Même le président américain Donald Trump a laissé entendre la même chose.
Cependant, au cours de l’année écoulée, la Turquie a démontré qu’elle ne cherche pas à jouer un rôle dominant en Syrie, mais plutôt à établir un partenariat équilibré avec la direction d’Ahmad al-Chareh, susceptible de renforcer sa légitimité tant sur le plan intérieur qu’international. En fin de compte, Ankara a enfin trouvé à Damas un allié dont la réussite est stratégiquement importante pour la Turquie.
Depuis l’arrivée au pouvoir d’al-Chareh, la Turquie envoie les bons signaux, tant au niveau régional qu’international. La rhétorique et les actions d’Ankara témoignent d’une cohérence claire. Dans ses relations avec les acteurs régionaux et internationaux, elle a soigneusement évité de créer l’image d’un jeu à somme nulle en Syrie, tout en cherchant à servir de pont entre la nouvelle direction syrienne et les autres acteurs. L’approche turque a également offert à la nouvelle direction une marge de manœuvre politique suffisante pour s’engager de manière constructive avec les autres parties.
L’engagement direct de la Turquie avec la Syrie après la chute de Bachar al-Assad n’était pas surprenant. Il s’agissait de l’aboutissement naturel d’un processus fondé sur des liens humains, politiques, militaires et de renseignement profonds. Ankara estime que la chute d’Assad n’a pas résolu tous les problèmes de la Syrie, mais que le pays ne sera plus confronté aux mêmes défis qu’auparavant. Ainsi, la nouvelle ère a apporté son lot de difficultés, mais elle a aussi ouvert un espace à un espoir renouvelé. Aujourd’hui, la Syrie offre à Ankara l’opportunité de façonner un ordre régional plus favorable — aligné sur les intérêts de long terme de la Turquie.
La Turquie peut assumer plusieurs rôles pour aider la nouvelle Syrie à atténuer les défis de cette période. L’un d’eux consiste à bâtir un mécanisme de consensus régional. Le ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, a déclaré que les États du Moyen-Orient ont adopté un principe de « prise en charge régionale » pour traiter les questions qui les concernent. La prise en charge régionale est un phénomène nouveau dans notre région, où une approche à somme nulle visant la domination régionale a longtemps servi de principale boussole aux États.
La Turquie a démontré qu’elle ne cherche pas un rôle dominant en Syrie, mais plutôt un partenariat équilibré.
Dr Sinem Cengiz
La prise en charge régionale fonctionne grâce à un dialogue renforcé dans les domaines de la sécurité et de la coopération économique. Aujourd’hui, de l’Arabie saoudite à la Turquie et de l’Égypte à la Syrie, tous les États souhaitent tirer profit des projets de connectivité régionale afin d’améliorer leur position économique. Ces États savent également que, sans point d’ancrage dans leur propre environnement, ils ne peuvent naviguer en sécurité dans une région marquée par le désordre. Les politiques idéalistes ne façonnent plus leurs stratégies régionales ; c’est le réalisme politique et le pragmatisme qui dominent. Mais cela s’accompagne aussi d’un certain degré de concurrence.
Dans la Syrie post-Assad, la Turquie a adopté une approche en trois volets. Premièrement, dans le cadre de l’accord bilatéral signé avec Damas, elle a commencé à former les forces armées syriennes. Les mécanismes opérationnels mis en place par la Turquie pour la sécurité de la Syrie sont : la coopération bilatérale entre Damas et Ankara ; un comité de coopération régionale composé du Liban, de l’Irak, de la Jordanie, de la Syrie et de la Turquie ; et le groupe de travail américano-turc sur la Syrie.
Deuxièmement, Ankara a annoncé un programme de soutien aux « capacités humaines et institutionnelles » de la Syrie, afin de compléter son approche militaire par un appui au développement et à la gouvernance. Cela s’explique par le manque persistant de confiance dans les institutions syriennes et par la polarisation existante.
Troisièmement, Ankara s’est engagée dans les projets de reconstruction de la Syrie. Les entreprises turques et les institutions publiques ont agi rapidement pour saisir les opportunités de l’après-guerre, obtenant à ce jour plus de 11 milliards de dollars de contrats dans les secteurs de l’énergie et de l’aviation. Ainsi, contrairement à l’ère Assad, ce ne sont plus seulement les ministères des Affaires étrangères et de la Défense qui travaillent sur la Syrie : toutes les institutions gouvernementales et non gouvernementales se sont engagées directement sur les dossiers syriens, chacune selon son champ de compétence et ses capacités.
Toutes les institutions gouvernementales et non gouvernementales se sont directement engagées sur les questions syriennes.
Dr Sinem Cengiz
Fidan a déclaré que la reconstruction de la Syrie nécessitera un soutien international majeur, les estimations actuelles indiquant que la remise en état des infrastructures et le retour à une vie normale coûteront environ 216 milliards de dollars. Pour relancer une économie effondrée et attirer les investisseurs, un environnement stable est indispensable. Cependant, le problème majeur reste celui des forces armées indépendantes, telles que les Forces démocratiques syriennes kurdes. Pour la Turquie, les FDS ont été et continueront d'être le principal enjeu en Syrie jusqu'à ce qu'il soit résolu de manière définitive.
Dans l’ère post-Assad, la priorité absolue de la Turquie est d’intégrer toutes les forces armées dans une seule armée syrienne unifiée. Fidan a souligné que les FDS doivent comprendre qu’« aucun pays au monde ne maintient deux forces armées distinctes », avertissant que toute structure militaire duale est inacceptable. Les FDS manquent désormais de temps, l’accord d’intégration signé avec Damas en mars devant expirer à la fin de ce mois.
Les politiques américaines constituent un facteur déterminant dans la manière dont la Turquie aborde la Syrie. Jusqu’à présent, Ankara s’est félicitée du fait que l’administration Trump ait offert une opportunité d’engagement avec le gouvernement syrien dans cette nouvelle ère. La Turquie considère la position de Washington comme largement constructive. Toutefois, des désaccords persistent, notamment concernant le soutien inconditionnel et constant des États-Unis à Israël, dont l’intensification des attaques en Syrie continue de poser de sérieux obstacles tant à la sécurité qu’à l’amélioration économique du pays.
La Turquie a déjà prolongé son mandat militaire en Syrie pour les trois prochaines années — un mandat habituellement renouvelé chaque année, mais qui a été prolongé pour une telle durée pour la première fois. Cela reflète le fait que les préoccupations sécuritaires de la Turquie en Syrie n’ont pas disparu avec la chute d’Assad ; au contraire, elles demeurent, et les options militaires d’Ankara restent ouvertes.
Comme le reconnaît l’élite politique turque, la Turquie a payé un prix élevé pour l’instabilité en Irak et en Syrie au cours des dernières décennies. Elle en a également tiré de dures leçons. Ces leçons guideront la politique syrienne de la Turquie, qui s’est montrée constructive et stratégiquement patiente au cours de l’année écoulée.
Sinem Cengiz est une analyste politique turque spécialisée dans les relations de la Turquie avec le Moyen-Orient.
X: @SinemCngz
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com














