L’Europe doit renforcer sa dissuasion militaire

L'Occident a connu 80 ans de stabilité et de paix et a oublié comment celles-ci ont été obtenues. (AFP)
L'Occident a connu 80 ans de stabilité et de paix et a oublié comment celles-ci ont été obtenues. (AFP)
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Publié le Vendredi 28 novembre 2025

L’Europe doit renforcer sa dissuasion militaire

L’Europe doit renforcer sa dissuasion militaire
  • L’Europe n’est pas militairement prête : capacités industrielles insuffisantes, opinion publique réticente, vision politique fragmentée
  • Renforcer la dissuasion et soutenir un accord de paix réaliste sont essentiels pour éviter l’escalade et restaurer la stabilité européenne

Le chef d’état-major des armées françaises, le général Fabien Mandon, a plongé la semaine dernière le pays des 246 fromages, comme le décrivait Charles de Gaulle, dans une situation explosive. Mandon a déclaré aux maires de France : « Si notre pays vacille parce qu’il n’est pas prêt à perdre ses enfants … ou à souffrir économiquement parce que la priorité doit être la production militaire, alors nous sommes effectivement en danger. » Il a utilisé ces déclarations pour souligner le potentiel d’une confrontation militaire avec la Russie. La réaction a été immédiate et les critiques des personnalités politiques de tous bords ont qualifié cette déclaration d'incitation imprudente à la guerre.

Mandon a expliqué qu’il souhaitait préparer le pays, notant que l’armée est composée de jeunes adultes qui acceptent consciemment les risques. Il a également souligné que de nombreux voisins européens rétablissent le service national, suggérant que la France pourrait suivre cette voie. Le gouvernement a tenté de désamorcer la situation en affirmant que les enfants français ne seront pas envoyés mourir en Ukraine. Et le président Emmanuel Macron a défendu le chef d’état-major en déclarant que ses propos avaient été sortis de leur contexte. Il a aussi insisté sur la nécessité de reconnaître les risques géopolitiques.

La fragilité de la situation a conduit à des rumeurs incroyables dans un pays comme la France. Certains messages ont affirmé que neuf généraux se seraient réunis à Fontainebleau le 20 novembre. Ils auraient critiqué sévèrement Mandon. Des messages relayés par plusieurs médias décrivent la situation comme la plus « grave crise politico-militaire depuis la guerre d’Algérie » et affirment qu’une guerre interne est en cours contre le chef d’état-major.

L'Occident a connu 80 ans de stabilité et de paix et a oublié comment celles-ci ont été obtenues. 

                                                    Khaled Abou Zahr

Prenons un moment pour réfléchir à ce qui a été dit et à la manière dont les gens ont réagi. Ces remarques sont-elles bellicistes ? Mandon a-t-il eu tort ? La réponse franche à ces deux questions est « non ». Non pas à cause des menaces géopolitiques actuelles, mais parce que cela touche à l’essence même d’une nation et de sa protection.

L’Occident a connu 80 années de stabilité et de paix et a oublié comment elles ont été obtenues : grâce au sacrifice des enfants de ces nations. Le temps emporte les derniers vétérans de la Seconde Guerre mondiale et, avec eux, le souvenir de catastrophes terribles et de plus de 70 millions de morts. Nous avons également oublié les horreurs des camps de concentration et la brutalité absolue de la guerre.

Ainsi, la déclaration de Mandon était vraie, et la préparation et la dissuasion d’une nation sont essentielles à sa protection. La stabilité de l’Europe ne s’est pas construite facilement et, après la Seconde Guerre mondiale, il a fallu de grands hommes comme De Gaulle pour bâtir la dissuasion française grâce à l’innovation militaire et à son propre bouclier nucléaire. En un sens, la France a joué au-dessus de sa catégorie et a pu bénéficier d’une grande asymétrie de puissance durant la Guerre froide.

De plus, la reconstruction européenne a apporté une nouvelle zone de collaboration et de stabilité. Il suffit de dire que la France et l’Allemagne, ennemies historiques, sont devenues amies et partenaires. Cela n’aurait jamais été possible sans le soutien des États-Unis.

Les politiciens européens s'opposent au plan américain visant à mettre fin à la guerre en Ukraine, et je ne comprends pas pourquoi. 

                                          Khaled Abou Zahr

L’Europe est-elle prête à se défendre aujourd’hui ? La réponse franche est non : tant en matière de nombre de soldats que de capacité militaro-industrielle. Malgré l’accord récent des membres de l’OTAN pour augmenter leurs dépenses de défense, il faudra du temps pour combler l’écart. Et la fragmentation de la chaîne d’approvisionnement industrielle européenne pourrait pousser à des initiatives nationales plutôt qu’à des projets mutualisés plus efficaces. C’est aussi une question de souveraineté.

De plus, comme la réaction au ballon d’essai de Mandon l’a montré, l’opinion publique n’est pas prête à soutenir l’envoi de troupes en guerre. Et ce désalignement est probablement ce qui inquiète le plus les états-majors européens.

Mais nous devons aussi nous demander : la Russie constitue-t-elle une véritable menace militaire pour l’Europe aujourd’hui ? Un nouvel équilibre des puissances et une dissuasion mutuelle pourraient-ils stabiliser la situation sans escalade ? Ici, ce n’est plus le rôle des militaires de décider — c’est entre les mains des responsables politiques. J’ajouterais que, malheureusement, depuis le début de la guerre en Ukraine, certains responsables politiques ont appelé à la défaite de la Russie, au-delà de la défense de Kyiv, et cela n’est pas passé inaperçu à Moscou.

La dure réalité est que l’Europe est loin d’être prête — et cet écart peut être inquiétant.

Mais une guerre totale avec la Russie est-elle inévitable ? L’Europe pourrait-elle trouver un équilibre ? Aujourd’hui, les responsables politiques européens s’opposent au plan américain pour mettre fin à la guerre en Ukraine et je ne comprends pas pourquoi. Il devrait être soutenu par la France et le reste de l’Europe. Donald Trump propose une véritable porte de sortie. Nous devons aussi nous rappeler que Moscou a largement contribué à la défaite du nazisme, au prix de plus de 20 millions de morts.

Bien sûr, l’accord proposé par Trump reflète le rapport de force sur le terrain et sur le plan géopolitique. L’indignation de certains responsables politiques quant à une éventuelle perte territoriale relève de la posture morale militaire. Les pertes et les victoires ont construit les nations mais n’ont jamais défini les plus résilientes. Ainsi, le plan de paix américain, s’il est mis en œuvre — et je l’espère — ne signifie pas nécessairement une porte ouverte à de futures guerres.

Ce qui est important, c’est ce que l’Europe fera ensuite. Si elle reste passive et les yeux tournés vers le ciel, elle risque bien sûr d’inviter davantage d’agressions. Mais si elle renforce sa préparation et montre sa résilience, alors une nouvelle page pourrait s’ouvrir avec Moscou, tant qu’il y a un respect total de l’accord sur la neutralité de l’Ukraine. Ainsi, avec le plan américain, une nouvelle ère de collaboration pourrait même voir le jour.

Nous devons reconnaître que l’opposition à Moscou ne commence pas à la frontière orientale de l’Europe, mais aux frontières politiques de l’Occident. C’est avant tout une division entre la gauche et la droite. Et c’est aussi le risque, comme le voient les militaires : le potentiel d’une nation divisée face à une confrontation militaire est la méthode classique pour garantir la défaite. C’est pourquoi le pragmatisme et le travail acharné doivent être prioritaires.

L’Europe doit renforcer sa dissuasion militaire et se souvenir des sacrifices de ses aînés pour que le peuple et son armée ne fassent qu’un. Mandon a eu raison de le rappeler. Ce n’est pas le chemin vers la guerre, mais celui qui permet de maintenir la paix. Cela doit être suivi d’actions concrètes permettant à l’Europe de développer, si nécessaire, une stratégie solide de confinement. Mais je crois que, plus encore que la population, ce sont les responsables politiques qui doivent se souvenir des horreurs de la guerre — et que cela est bien plus qu’une séance photo dans un train de nuit.

Khaled Abou Zahr est le fondateur de SpaceQuest Ventures, une plateforme d'investissement axée sur l'espace. Il est PDG d'EurabiaMedia et rédacteur en chef d'Al-Watan al-Arabi.

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com