L'affrontement russo-britannique met en lumière la réalité d'une nouvelle guerre froide

Le destroyer de la Royal Navy HMS Defender. (Reuters)
Le destroyer de la Royal Navy HMS Defender. (Reuters)
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Publié le Samedi 03 juillet 2021

L'affrontement russo-britannique met en lumière la réalité d'une nouvelle guerre froide

L'affrontement russo-britannique met en lumière la réalité d'une nouvelle guerre froide
  • Selon la version officielle russe, des patrouilleurs navals ont tiré sur le destroyer Type 45, alors que la position du Royaume-Uni est que rien de tout cela ne s'est produit
  • La réalité est qu'une nouvelle guerre froide avec la Russie a commencé il y a un certain temps

Lorsque deux puissances nucléaires font jouer leurs muscles sur une ligne de faille de conflit historique, le monde devrait s'asseoir et prêter attention. Différents récits ont circulé sur ce qui s'est passé au large de la péninsule de Crimée la semaine dernière, mais une chose est sûre, les forces russes ont tenté d'intimider le navire de guerre britannique HMS Defender.

Selon la version officielle russe, des patrouilleurs navals ont tiré sur le destroyer Type 45, tandis que des avions larguaient des bombes sur son trajet, à titre d'avertissement. La position du Royaume-Uni est que rien de tout cela ne s'est produit et que le navire faisait route entre Odessa et la Géorgie sur une voie maritime reconnue, bien que traversant les eaux territoriales de la Crimée occupée. La Royal Navy savait qu'un exercice militaire russe était en cours. Un journaliste de la BBC à bord du Defender a signalé que des avions russes volaient à proximité et à distance de tirs, mais pas de coups de semonce.

La vérité sur cet incident du 23 juin ne sera peut-être jamais connue. Était-ce une provocation britannique délibérée dont les États-Unis étaient préalablement informés? Le navire britannique a-t-il changé de cap? Si la version russe détient une part de vérité, pourquoi les vidéos de l'incident ne sont-elles pas diffusées sur l'un des innombrables médias de propagande de Moscou ?

Cet événement ne peut être compris qu'avec une connaissance approfondie à la fois de l'Histoire de la Russie et de ses intérêts géostratégiques perçus. C’est pourquoi la Crimée restera une source de tensions pour l’Organisation du traité de l'atlantique nord (Otan), qui refuse de céder au président russe, Vladimir Poutine, et considère l'annexion par la Russie en mars 2014 de la péninsule de la mer Noire comme illégale.

Pourquoi la Crimée est-elle si importante? Pour M. Poutine et de nombreux Russes, elle fait partie de la Russie. Elle signifie bien plus pour les Russes que, par exemple, la Syrie. Près de 60 % de la population de Crimée parle russe. Lorsque la Russie s'est emparée de la Crimée, Vladimir Poutine a déclaré qu'il l'avait fait pour défendre les Russes ethniques en Ukraine. De nombreux Russes ne peuvent pardonner à Nikita Khrouchtchev d'avoir cédé la péninsule à l'Ukraine en 1954 ou à Boris Eltsine de l'avoir confirmé après l'effondrement de l'Union soviétique en 1991. M. Poutine n'est pas le seul à considérer cette perte comme une humiliation nationale.

La Russie a toujours voulu dominer la région depuis qu'elle est devenue une puissance de la mer Noire à la fin du XVIIIe siècle. À cette fin, elle a mené de nombreuses guerres avec l'Empire ottoman, notamment la guerre de Crimée de 1853 à 1856. Ce qui inquiète Vladimir Poutine ainsi que d'autres nationalistes russes, c'est que, sur les six États riverains de la mer Noire, trois sont désormais membres de l'Otan. L'Ukraine aimerait devenir le quatrième, après avoir demandé l'adhésion en 2017. Selon M. Poutine, c'est l'Otan qui manigance dans le pré carré de la Russie. C’est pourquoi ce serait une importante victoire stratégique si le rapprochement de M. Poutine avec le président turc, Recep Tayyip Erdogan, faisait sortir la Turquie de l'alliance.

L'entrée de la Russie dans la Première Guerre mondiale visait, en partie, à s'emparer des détroits turcs. Ceux-ci ont été fermés à la navigation russe pendant la guerre, imposant un blocus paralysant. Moscou voulait contrôler le Bosphore mais a perdu car la Turquie a obtenu les pleins droits dans la convention de Montreux de 1936. Cela signifie que la Turquie peut fermer ce détroit et, bien que les navires russes puissent transiter, ils ne peuvent le faire qu'en petit nombre. Les porte-avions russes n'ont été autorisés à passer qu'à partir de 1976.

Ces explications ne font que souligner les vulnérabilités russes. Vladimir Poutine est tout à fait conscient que Sébastopol, en Crimée, est le seul port d'eau chaude de Russie. C'est le siège de la flotte russe de la mer Noire. Tous les autres ports sont bloqués par les glaces pendant une grande partie de l'année. Ceci en dépit des 37 000 km de côtes. L'expansion de la base navale russe de Tartous a été en effet l'un des rares gains de Vladimir Poutine dans sa guerre en Syrie, mais ce port est trop petit pour se substituer aux installations de Sébastopol. Les navires russes ne peuvent traverser le Bosphore qu'avec l'autorisation d'un membre de l'Otan et ne peuvent sortir de la Méditerranée, qui abrite huit puissances de l'OTAN, que par le canal de Suez ou le détroit de Gibraltar. Les navires de la flotte baltique doivent traverser l'étroit détroit du Skagerrak qui relie la Norvège et le Danemark. Par conséquent, les dirigeants russes se sont toujours sentis «à l’étroit».

La Russie a, depuis l'annexion de la Crimée, beaucoup travaillé à renforcer sa présence militaire et navale. Il n'est pas impossible que Vladimir Poutine transfère des armes nucléaires dans la péninsule, l'Ukraine ayant renoncé à son arsenal en 1994. Une démonstration de force contre le très détesté Royaume-Uni est un atout pour M. Poutine au niveau national, surtout s'il peut montrer que les Britanniques ont peur.

La question demeure: si les puissances de l'Otan tentent à nouveau cette opération, quelle sera la réaction de la Russie? Elle pourrait revendiquer le droit au transit pacifique dans ce qu'elle continue à considérer comme les eaux territoriales ukrainiennes. Il est bon que les puissances de l'Otan défendent une question importante de droit international, même si elles sont très sélectives. Les Palestiniens pourraient se demander pourquoi la Royal Navy n'a pas jeté l'ancre au large de Gaza afin de fournir une aide vitale. L'occupation des terres palestiniennes est acceptée, alors que l'occupation russe ne l'est pas.

 

Moscou a, depuis l'annexion de la Crimée, beaucoup travaillé à renforcer sa présence militaire et navale.

Chris Doyle

Des épreuves sont à venir. L'Ukraine coorganise avec la sixième flotte américaine l'exercice naval majeur Sea Breeze, qui implique 32 pays, dont des alliés de l'Otan, dans la mer Noire d'ici au 4 juillet. Moscou s'y oppose fermement, mais c'est une occasion idéale afin de démontrer que l'Ukraine possède des alliés et ne se laissera pas freiner par l'intimidation russe.

Les diplomates du monde entier vont avoir du travail sur cette question, mais les pays occidentaux restent divisés sur la manière de procéder. L'Union européenne (UE) a connu un sommet amer la semaine dernière, au cours duquel une tentative française et allemande de faire pression pour un sommet organisé à Bruxelles avec la Russie a été rejetée. Le sommet du président américain, Joe Biden, avec Vladimir Poutine, semble s’être bien déroulé, mais ce n'est que le début et les véritables tests concernant leur relation sont encore à venir. Il existe une certitude, c'est que la Crimée n'est pas un domaine sur lequel un dirigeant russe sera prêt à faire des compromis; surtout s'il a l'ambition de rétablir un empire russe.

La réalité est qu'une nouvelle guerre froide avec la Russie a commencé il y a un certain temps. Pour Vladimir Poutine, toutefois, il n'est pas certain que le conflit initial ait pris fin.


 

Chris Doyle est le directeur du Council for Arab- British Understanding, basé à Londres.

Twitter : @Doylech

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.



Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com