Afghanistan: entre chute de Kaboul et défaite américaine

Barack Obama et Joe Biden. (AFP)
Barack Obama et Joe Biden. (AFP)
Des hommes ajustent le drapeau des talibans avant l'arrivée du porte-parole du groupe, Zabihullah Mujahid  pour la première conférence de presse à Kaboul le 17 août 2021 à la suite de la prise de contrôle de l'Afghanistan par les talibans. AFP
Des hommes ajustent le drapeau des talibans avant l'arrivée du porte-parole du groupe, Zabihullah Mujahid pour la première conférence de presse à Kaboul le 17 août 2021 à la suite de la prise de contrôle de l'Afghanistan par les talibans. AFP
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Publié le Mercredi 18 août 2021

Afghanistan: entre chute de Kaboul et défaite américaine

Afghanistan: entre chute de Kaboul et défaite américaine
  • Joe Biden porte la responsabilité d’un retrait précipité et maladroit qui ressemble plus à un sabordage qu’à une stratégie de sortie responsable
  • Plutôt que de laisser le pays brûler, il faudrait récupérer ce qui peut être sauvé

Le monde a été frappé d’horreur en voyant les superpuissances quitter le territoire afghan, «la queue entre les jambes», à bord d’hélicoptères. Cette scène rappelle forcément l’évacuation en catastrophe des derniers membres de l’ambassade américaine à Saigon en 1975 dans le cadre de l’opération «Frequent Wind». Les forces américaines étaient allées jusqu’à utiliser des crosses de fusil pour empêcher les Vietnamiens désespérés de se mettre à l’abri. Cette image de la guerre du Vietnam a marqué les esprits; elle est devenue le symbole de la défaite et de l’humiliation.

Plus de quarante-six ans plus tard, les hélicoptères de transport américain Chinook se posent de nouveau sur le toit de l’ambassade, cette fois à Kaboul, au moment où la capitale afghane est encerclée par les talibans. Les Américains et leurs alliés pensaient bénéficier de plus de temps pour achever le retrait des troupes, mais la progression des talibans a été beaucoup trop rapide. Après vingt ans de présence militaire américaine, l’armée afghane s’effondre en quelques jours à peine. Les contribuables américains se demandent ce qu’il est advenu de ces 88 milliards de dollars (1 dollar = 0,85 euro) investis dans la formation. Comment 300 000 soldats afghans remarquablement formés et équipés ont-ils pu être si facilement vaincus par 75 000 talibans?

Que signifie tout cela? Que réserve l’avenir? Le monde extérieur doit-il être inquiet? D’abord, quoi qu’en dise le président Joe Biden, il s’agit d’une véritable humiliation pour les Américains. «En aucun cas, vous ne verrez des gens évacués par le toit de l’ambassade américaine en Afghanistan. Ce n’est comparable en rien», avait-il déclaré au mois de juillet dernier.

Plus de 2,2 trillions de dollars ont été dépensés pour renforcer le système politique afghan et former son armée face à une éventuelle montée en puissance des talibans. Il n’a fallu que quelques jours pour que tout tombe à l’eau. «Il semble que, vingt ans plus tard, nous n’étions que les gardes du corps [de l’armée et de la police afghane]», se lamente un ancien soldat britannique. Cela rappelle également la défaite des forces irakiennes entraînées par les États-Unis contre un nombre bien plus réduit de combattants de Daech à Mossoul.

Joe Biden porte la responsabilité d’un retrait précipité et maladroit qui ressemble plus à un sabordage qu’à une stratégie de sortie responsable. Le retrait des troupes américaines, qui ne devait en aucun cas être exécuté ainsi, est le résultat de calculs de politique intérieure pour remporter les élections de mi-mandat en 2022.

Cependant, aucun des trois prédécesseurs de Biden ne se trouve à l’abri des critiques. L’échec afghan n’a pas commencé en 2021, ni en 2001, d’ailleurs. Était-ce une guerre perdue d’avance? George W. Bush a échoué à bien des égards, notamment en se fourvoyant en Irak alors que la situation afghane était bien loin d’être réglée. Pour beaucoup d’observateurs, il aurait dû privilégier les assassinats ciblés et les opérations militaires à petite échelle plutôt que d’opter pour une invasion en bonne et due forme. Barack Obama, lui, n’a pas réussi à instaurer la stabilité en Afghanistan comme il l’avait promis. Quant à Donald Trump, il a entamé un processus de paix désastreux avec les talibans en 2020, tout en brandissant, à plusieurs reprises, la menace d’un retrait soudain et périlleux des troupes américaines. Inutile de dire que les échecs de la politique afghane ne datent pas du 11-Septembre. Dans le cas du Royaume-Uni, ils remontent même à deux cents ans en arrière.

Comment les États-Unis comptent-ils s’en remettre? Décliner toute responsabilité est certes tentant compte tenu des sondages américains actuels. Mais cela serait imprudent. À mesure que les talibans s’emparent du pouvoir, les États-Unis peuvent adopter la politique de la carotte et du bâton. L’isolement des talibans ne sera pas un problème pour le groupe: quoi que fassent les États-Unis et leurs alliés, les militants ne seront jamais totalement isolés. Eux aussi possèdent des alliés.

Les États-Unis peuvent tenter d’exiger certaines garanties: par exemple, empêcher l’Afghanistan de redevenir un gigantesque camp de formation pour les terroristes, en contrepartie d’un certain soutien. Cependant, ne nous méprenons pas. Les talibans se considèrent comme vainqueurs et ne se plieront pas aux exigences occidentales. D’ailleurs, pourquoi le feraient-ils? Daech et Al-Qaïda ont l’intention d’établir des bases en Afghanistan pour humilier encore davantage les Américains. Les talibans pourraient les en empêcher, mais ils savent qu’ils peuvent se servir de cette menace lors de futures négociations.

Ensuite, les alliés des États-Unis peuvent remettre en question leurs relations avec Washington. Continuer à se serrer les coudes n’est peut-être pas une si bonne idée. Seront-ils en mesure de faire confiance aux États-Unis pour défendre leurs pays à l’avenir, ou se sentiront-ils réconfortés par les assurances et les garanties qu’offre Washington? Au cours de ce siècle, les Américains ont fait preuve d’une incapacité constante à mener des interventions réussies à l’étranger. L’Irak et l’Afghanistan constituent des défaites colossales. Les États-Unis étaient pleinement engagés dans ces pays, mais ils ont subi des pertes humaines et financières considérables.

Malgré leurs atouts de taille, les États-Unis se sont révélés incapables d’édifier des nations. Certes, la Libye constituait un effort timide, mais Obama ne s’est jamais réellement investi dans ce dossier. Outre les opérations menées contre Daech en Syrie, les États-Unis ont recouru à l’armement secret des forces d’opposition syriennes, ce qui a eu des conséquences désastreuses.

L’absence d’intelligence humaine amène à une compréhension limitée de la situation sur le terrain; elle entraîne en outre une méconnaissance des groupes que l’on cherche à armer et de leurs antécédents. Les armes perfectionnées ont fini entre les mains d’extrémistes comme les militants de Daech ou Al-Qaïda. Le régime syrien a survécu en grande partie grâce au soutien russe. Tout cela rend hypothétiques les futures interventions. Elles représenteraient une véritable aubaine pour n’importe quel régime, y compris les groupes islamistes extrémistes, qui ont de grandes ambitions, puisqu’ils miseraient sur l’inertie occidentale.

Bien sûr, les Afghans sont les premières victimes de l’échec américain. Ils ont déjà porté le lourd fardeau de non pas vingt, mais de quarante ans de guerre et d’exil. Plus de 3,5 millions d’Afghans ont été déplacés alors que plus de 13 000 se sont réfugiés à Kaboul depuis le mois de juillet dernier, pensant qu’ils y seraient à l’abri. Les talibans ont déjà infligé des sanctions à ceux qui avaient coopéré avec les Américains. Pour avoir vécu sous le règne des talibans dans les années 1990, les femmes afghanes ne savent que trop ce qui les attend.

 

«Aucun des trois prédécesseurs de Biden n’est à l’abri des critiques. L’échec afghan n’a pas commencé en 2021.»

Chris Doyle

Le fait que les hélicoptères aient disparu ne signe pas la fin des responsabilités de la communauté internationale. Plutôt que de laisser le pays brûler, il faudrait récupérer ce qui peut être sauvé: offrir un abri à ceux qui fuient les persécutions et à ceux qui ont soutenu les activités de l’Otan, mais aussi poursuivre le plus efficacement possible les opérations humanitaires vitales dans le pays. Politiquement, les États-Unis et leurs alliés doivent reconnaître leur échec et mener des enquêtes honnêtes et exhaustives afin de comprendre pourquoi ce désastre a eu lieu.

Par-dessus tout, il faudrait que les Américains étudient toutes les options pour travailler de manière constructive avec les nouveaux dirigeants talibans et les autres groupes afghans, tout en gardant constamment à l’esprit leur bilan désastreux. Cette fois, ils devraient faire preuve de plus d’humilité qu’il y a vingt ans.

 

Chris Doyle est le directeur du Council for Arab-British Understanding, situé à Londres. 

Twitter : @Doylech

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

 

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com