La corruption : un cancer qui détruit l'âme du Liban

Pour la plupart des Libanais épuisés par une multitude de crises, l'enquête du juge Bitar est peut-être la dernière chance de secouer une classe politique qui ne rend pas des comptes et qui est déterminée à prolonger son emprise sur le pouvoir. (AFP)
Pour la plupart des Libanais épuisés par une multitude de crises, l'enquête du juge Bitar est peut-être la dernière chance de secouer une classe politique qui ne rend pas des comptes et qui est déterminée à prolonger son emprise sur le pouvoir. (AFP)
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Publié le Mercredi 06 octobre 2021

La corruption : un cancer qui détruit l'âme du Liban

La corruption : un cancer qui détruit l'âme du Liban
  • L'enquête s'est transformée en un champ de bataille symbolique opposant un public déjà désespéré à une classe dirigeante tenace
  • Pour beaucoup de Libanais, l'enquête du juge Bitar est peut-être la dernière chance de secouer une classe politique qui ne rend pas des comptes et qui est déterminée à prolonger son emprise sur le pouvoir

Après l'explosion au port de Beyrouth l'année dernière, la perspective d'un échec de l'enquête – sinon de deux – sur la responsabilité de cette gigantesque déflagration a provoqué l'incrédulité du monde. Plus de 200 personnes sont mortes lorsque des centaines de tonnes d'engrais à base de nitrate d'ammonium stockés de manière dangereuse ont pris feu dans un entrepôt du port et ont explosé. L’onde de choc de la plus grande explosion non nucléaire au monde a été ressentie jusqu'à Chypre, et a causé jusqu'à 18 milliards de dollars (1 dollar = 0,85 euro) de dégâts.

Et cela ne pouvait pas arriver à un pire moment. Le Liban était déjà confronté à des crises qui s'amplifiaient, déclenchées par l'effondrement de ce que les experts financiers ont appelé «un système de Ponzi parrainé par l'État», ainsi que par une aggravation de la pandémie. L'explosion du 4 août a accéléré la spirale descendante du Liban à partir d'une monnaie en chute libre, d'une hyperinflation, d'une impasse politique et d'une érosion massive de la souveraineté. Plus de 80% de la population vit dans une pauvreté multidimensionnelle, manquant de revenus stables et d'accès à un logement adéquat, aux soins de santé et à l'éducation.

L'explosion au port n'a pas seulement reflété des maux profondément ancrés dans la politique et la société libanaises. Elle est aussi une démonstration fatale de la façon dont des décennies de corruption et de clientélisme ont provoqué la chute de Beyrouth de son haut perchoir de Paris du Moyen-Orient à un simple lépreux du Levant.

Naturellement, l'explosion du port a nécessité une enquête sérieuse sur ses causes, ne serait-ce que pour apaiser les personnes endeuillées qui cherchent des réponses et demandent des comptes pour leurs proches décédés. Cependant, dans un pays ravagé par une convergence de crises, en partie causées par le complot de responsables politiques en décalage qui le dirigent, l'enquête s'est inévitablement transformée en un champ de bataille symbolique opposant un public déjà désespéré à une classe dirigeante tenace.

Malheureusement, les dirigeants politiques semblent dominer cette bataille, étant donné la récente suspension de l'enquête pour la deuxième fois. La suspension est intervenue à la demande de deux membres du Parlement alléguant du fait que Tarek Bitar, le juge en charge de l'enquête, est partial. Cela couronne une campagne incessante menée par les autorités libanaises pour paralyser l'enquête de façon presque systématique.

Le juge Bitar avait succédé au juge Fadi Sawan, qui avait d'abord été chargé d'enquêter sur l'explosion du port avant d'être démis de ses fonctions par la Cour de cassation après avoir porté des accusations de négligence contre l'ancien Premier ministre Hassan Diab et trois autres anciens ministres. L'obstruction flagrante a également consisté dans le refus de lever l’immunité des parlementaires impliqués et celui de répondre à des convocations au tribunal ou des comparutions pour un interrogatoire.

La protection des politiciens, des personnes bien connectées et des gens nantis n'est pas un phénomène nouveau au Liban. Il y avait de nombreuses justifications pour conclure tout simplement que l'enquête n'allait jamais demander de comptes à qui que ce soit et que la vérité y serait simplement enterrée c’était bien le cas après des assassinats et des attentats à la bombe contre des personnalités de premier plan.

Les efforts désespérés d'entraver l'enquête sont devenus un microcosme des fractures profondes du Liban et de ses malheurs apparemment sans fin.

Hafed Al Ghwell

Le juge Bitar est cependant resté inébranlable et impassible face à une classe politique libanaise qui resserre désespérément les rangs et s'accroche aux revendications d'immunité constitutionnelle. L'escalade des menaces n'a servi qu'à assurer au juge sous pression qu'il était sur la bonne voie.

Plus de 75% de l'affaire est désormais finalisée et les enquêteurs cherchent activement des réponses concernant ce qui aurait pu déclencher l'explosion et tentent de trouver des liens cachés entre les parties responsables du déchargement de la cargaison au Liban. Ces nombreux progrès au milieu d'une obstruction incessante ont contribué à rassurer les familles des victimes sur le fait que le juge Bitar est la meilleure personne pour mener à bien cette enquête.

Cependant, découvrir les intervenants et les obscures sociétés écrans responsables de l'expédition d'engrais comporte de sérieux risques, en particulier lorsque ces vérités impliquent certains politiciens et responsables libanais de la sécurité. Ces risques sont connus de l’imperturbable juge Bitar ou du grand public libanais. Wafic Safa, l'insaisissable chef de l'une des agences de sécurité intérieure du Hezbollah, aurait remis une lettre de menace à Bitar, l'avertissant qu'il serait retiré de force si l'obstruction des autorités libanaises ne faisait pas échouer son enquête.

Même les rares discours du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, ont visé Bitar, indiquant l'intention du semblant d’État de détourner l'attention de ses liens avec l'explosion elle-même ou des politiciens affiliés impliqués dans l'enquête, comme l'ancien ministre des Travaux publics Youssef Fenianos. Il rejoint un groupe de hauts responsables du gouvernement et de la sécurité soupçonnés de négligence, dont l'ancien ministre de l'Intérieur Nohad Machnouk et l'ancien ministre des Finances Ali Hassan Khalil. D'autres sont susceptibles d'être pris en tenailles dans l'enquête du juge Bitar, car de nombreux membres du Parlement, du gouvernement et des agences de sécurité étaient au courant des engrais mal stockés et ont même été avertis de leur danger potentiel.

Cette «guerre» contre le juge Bitar et les tentatives désespérées d'entraver l'enquête sont devenues un microcosme des fractures profondes et des malheurs apparemment sans fin du Liban. Le pays connaît aujourd'hui la pire crise économique depuis les années 1850, étranglé davantage par le cycle de corruption inscrit dans son système de gouvernance politique confessionnel.

Même l’arrivée d'un gouvernement efficace dirigé par le Premier ministre Najib Mikati n'a inspiré que des commentaires méprisants, des moqueries et de l'exaspération, les dirigeants étant le produit d'un système qui a échoué.

Outre les menaces internes, le Liban est également devenu le théâtre de nombreuses luttes régionales par procuration, encourageant des éléments comme le Hezbollah soutenu par Téhéran, qui agit comme un faiseur de rois, tandis que ses opposants soutenus par les Américains ou les Français cherchent à capitaliser sur l'urgence de renverser la situation du Liban proche d’un effondrement imminent. Jusqu'à présent, le Hezbollah est en train de gagner la guerre d'influence, avec l'agencement des importations de carburant en provenance d'Iran. Cependant, les analystes s'accordent à dire qu'un tel accord ne répondra pas aux besoins en carburant du Liban et qu'il n'est pas susceptible de durer éternellement, malgré les assurances du Hezbollah.

C'est dans cet embrasement que l'enquête de Beyrouth avance de manière boiteuse, renouvelant l'espoir que, même dans les pires moments, la recherche de la vérité et des responsabilités ne faiblira pas. Pour la plupart des Libanais épuisés par une multitude de crises, l'enquête du juge Bitar est peut-être la dernière chance de secouer une classe politique qui ne rend pas des comptes et qui est déterminée à prolonger son emprise sur le pouvoir. Une nouvelle politisation de l'enquête et la perspective du limogeage de Bitar risquent d'alimenter davantage l'indignation d'une population contrainte à assister au lent démantèlement de son État libanais autrefois chéri.

 

Hafed al-Ghwell est chercheur associé de l'Institut de politique étrangère de l'École des hautes études internationales de l'université John Hopkins. Twitter: @HafedAlGhwell

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Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com