Les violences survenues à Beyrouth annoncent la mort de l'accord de Taëf

Des combattants qui appartiennent au Hezbollah et au mouvement Amal, munis d’une kalachnikov et d'un lance-grenades, lors des affrontements à Tayouné, à Beyrouth, le 14 octobre 2021. (AFP)
Des combattants qui appartiennent au Hezbollah et au mouvement Amal, munis d’une kalachnikov et d'un lance-grenades, lors des affrontements à Tayouné, à Beyrouth, le 14 octobre 2021. (AFP)
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Publié le Mercredi 20 octobre 2021

Les violences survenues à Beyrouth annoncent la mort de l'accord de Taëf

Les violences survenues à Beyrouth annoncent la mort de l'accord de Taëf
  • La double explosion survenue dans le port de Beyrouth figure parmi les plus puissantes explosions non nucléaires de l'histoire
  • Les événements sanglants qui ont éclaté la semaine dernière sont l'aboutissement de plusieurs mois de pressions du Hezbollah et de ses alliés pour interrompre les poursuites

La double explosion survenue dans le port de Beyrouth figure parmi les plus puissantes explosions non nucléaires de l'histoire. Elle a parachevé de façon effroyable les défaillances successives de l'État libanais. La semaine dernière, l'enquête judiciaire qui porte sur les négligences qui ont conduit à cette tragédie a montré du doigt, une nouvelle fois, les responsables du drame. C'est à ce moment que la violence a fait irruption dans la capitale libanaise. Les partisans armés du Hezbollah et du mouvement Amal ont riposté par des tirs à balles réelles aux tirs présumés d'une milice chrétienne maronite. Les enfants qui étaient dans leurs salles de classe se sont réfugiés sous leurs pupitres. L'armée est retournée dans les rues de la capitale, qui a été placée sous couvre-feu: ces scènes rappellent, non sans inquiétude, les clivages sectaires qui divisent le Liban.

C’est l'enquête sur les explosions du port de Beyrouth qui est au cœur de cette violence. Elle a été entravée dès le départ par l'absence d'un gouvernement opérationnel, la pression démesurée exercée par le Hezbollah et les accusations de partialité portées contre les juges qui se sont succédé à la tête de l'enquête. Le juge principal, Fadi Sawan, un chrétien, avait la réputation d'être neutre et apolitique, mais cela ne l’a pas mis à l’abri des accusations de partialité: des fonctionnaires qui appartiennent au mouvement chiite Amal, qu'il avait précédemment accusés de «négligence», l’ont attaqué en justice.

Cette décision a suscité un tollé général. C'est ainsi que Tarek Bitar, un autre juge «neutre et sans affiliation», a été chargé de l'affaire. Néanmoins, la partialité présumée du juge Bitar a donné lieu aux incidents auxquels nous avons assisté cette semaine. En effet, la violence a éclaté lorsque l'enquête a braqué les projecteurs, une nouvelle fois, sur deux réalités: l’ancien gouvernement, incompétent, a fermé les yeux sur les 2 750 tonnes de nitrate d'ammonium à usage militaire stockées dans le port, et la milice qui contrôlait le site, qui n'avait pas de comptes à rendre, obéissait à des fiefs particuliers. Cela traduit l’ampleur malaise politique généralisé qui règne au Liban.

Ainsi, il est peu surprenant de constater que les familles des victimes de l'explosion ne parviennent pas à faire en sorte que les responsables leur rendent des comptes alors que le juge Bitar, bizarrement, fait l'objet de poursuites judiciaires. Les anciens ministres concernés, quant à eux, refusent de comparaître devant le tribunal. Par ailleurs, les événements sanglants qui ont éclaté la semaine dernière sont l'aboutissement de plusieurs mois de pressions du Hezbollah et de ses alliés pour interrompre les poursuites.

Le mois dernier, le Hezbollah a tenté de résoudre la crise du carburant dans le pays. Il a ainsi importé du diesel d'Iran dans des camions qui ont traversé la frontière syrienne sans inspection et sans payer de droits de douane. Le gouvernement nouvellement formé de Najib Mikati a fermé les yeux sur cette affaire ainsi que sur l’enquête sur les explosions du port; à deux reprises, il a échoué à se montrer uni pour défendre la justice. Si cette procédure s'est soldée par des escarmouches armées, la tension excessive qui prévaut actuellement menace de conduire à l'effondrement du gouvernement actuel.

Au Liban, la faiblesse chronique des gouvernements qui se sont succédé au pouvoir et l'influence des fiefs religieux qui ne se soucient que de conserver le soutien populiste au détriment de l'unité nationale constituent les facteurs qui sont à l'origine du désordre qui prévaut au niveau de l'enquête.

Les quinze années de guerre civile au Liban ont fait 120 000 morts et un million de déplacés. Ce conflit sanglant continue, de nos jours, de façonner le pays. En 1989, l'accord de réconciliation nationale connu sous le nom d'«accord de Taëf» a assuré une «coexistence» entre les différents protagonistes du pays, ce qui a conduit à un partage du pouvoir apparent.

Toutefois, en consacrant la «représentation politique équitable» pour chaque groupe, l’accord de Taëf a renforcé, sans le vouloir, le clivage entre les communautés aux dépens de l'unité nationale. Le «désarmement de toutes les milices libanaises et étrangères» ne s'est pas concrétisé et le Liban reste aussi divisé et instable qu'il ne l'était trente ans auparavant.

Le récit que Bassam Mawlawi, le ministre de l'Intérieur, a fait des événements de la semaine dernière est lui aussi contesté. Les chiites évoquent une embuscade menée par des francs-tireurs chrétiens. Les maronites, quant à eux, réfutent ces allégations et disent s'être défendus contre la milice armée qui menaçait leur communauté aux abords du Palais de justice.

 

Les derniers événements auraient dû suffire pour évoquer le souvenir de la guerre civile qui a ravagé le Liban et pour entraîner un changement constructif dans le pays.

Zaid M. Belbagi

 

En elle-même, cette escalade illustre est révélatrice du déluge de problèmes qui s’abat sur le Liban: un gouvernement fragile, une justice sociale inexistante et des milices de plus en plus puissantes, loyales envers leur communauté plutôt qu’envers leur pays.

Le spectacle qui entoure l'enquête sur les explosions du porte Beyrouth révèle l'incapacité du gouvernement – s'il existe vraiment – à exercer la moindre surveillance et le moindre contrôle. Dans ce pays où l'État s'effondre, l'enquête fait ressortir la nécessité de rechercher un remède aux malheurs du Liban au-delà de l'accord de Taëf.

Les derniers événements auraient dû suffire pour évoquer le souvenir de la guerre civile qui a ravagé le Liban et pour entraîner un changement constructif dans le pays. Mais les chefs des milices libanaises ne semblent pas tenir compte du danger que représentent ces événements. Tant pis si le pays avance à grands pas vers le précipice.

 

Zaid M. Belbagi est un commentateur politique et un conseiller auprès de clients privés entre Londres et le Conseil de coopération du Golfe (CCG). Twitter: @Moulay_Zaid

 

NDRL : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur arabnews.com