ALLIGNY-EN-MORVAN, France : "Lever un tabou sur un traumatisme passé sous silence": pendant deux siècles, plus de 200.000 enfants parisiens abandonnés ont été placés dans des familles du Morvan, territoire rural du centre de la France. Aujourd'hui, ceux qu'on surnomme les "Petits Paris" retracent leur histoire, libérant une parole longtemps refoulée.
"Vous voulez pas un gamin?" : cette phrase, prononcée par sa "convoyeuse", a scellé le sort de Dominique Jamelot un jour de 1954. Le bébé avait été abandonné 15 mois plus tôt dans la région parisienne, et la femme de l'Assistance publique venait le placer dans une famille d'un village aux confins de la Bourgogne rurale (centre).
Mais lorsqu'elle frappa à la porte, personne ne répondit. L'employée, à qui on avait stipulé de ne pas rentrer à Paris avec le bébé, frappa alors à une autre porte, au hasard. Dominique Jamelot venait de trouver une famille.
Plus tard, celle qu'il appelle "ma maman" lui a expliqué. "Elle avait déjà eu un garçon, mais il était handicapé et elle ne voulait pas prendre le risque d'en avoir un autre. Elle avait donc déjà envisagé de contacter l'Assistance pour avoir un bébé. Elle m'a dit: +Quand je t'ai vu dans le panier, je me suis dit: c'est lui que je veux+".
"C'est comme si j'avais gagné au loto", dit-il à l'AFP. "Car je suis tombé sur une famille exceptionnelle."
La loterie, c'est ce qui a attendu les "200 à 250.000" orphelins ou enfants abandonnés placés en Bourgogne, et en particulier dans le Morvan, "de 1775 à 1980", chiffre Marie-Laure Las Vergnas, une ingénieure à la retraite de 68 ans.
En 1998, à la mort de son père, elle découvre 37 cahiers d'écoliers réunissant les mémoires de son arrière-grand-père, responsable, de 1896 à 1919, du placement dans le Morvan de ces "Petits Paris". Pour en savoir plus, elle s'engouffre dans les archives de Paris, consulte les dossiers "A", comme "abandonné", "0", comme "orphelin", "T", comme "trouvé"...
«Jean Genet n'a jamais su»
Au fil des pages jaunies, elle découvre des femmes qui ont "dû choisir entre deux enfants car +y'avait pas de sous+", qui avaient "fauté" ou qui, "année après année, demandaient des nouvelles de l'enfant ou voulaient le reprendre". "Mais la politique était de ne pas donner d'informations sur la mère ou la fratrie, souvent dispersée".
Les "Petits Paris" ne savaient donc pas. Ce fut le cas du plus célèbre d'entre eux, l'écrivain Jean Genet, placé à six mois à Alligny-en-Morvan.
"Il n'a jamais su que sa mère avait cherché à le retrouver ni qu'il avait un frère", raconte Martine Chalandre, présidente de l'Association des amis du musée des Nourrices et des Enfants de l'Assistance publique.
Si le Morvan a accueilli près de la moitié des enfants abandonnés de Paris, c'est que les Morvandelles y avaient la réputation d'être de "bonnes nourricières", rapporte Elise Allyot, la directrice du musée.
L'agriculture y étant pauvre, les mères partaient souvent en tant que nourrices dans les familles riches de Paris, où l'étiquette interdisait d'allaiter. De retour au village, elles demandaient un enfant de l'Assistance car la pension versée était "souvent la seule ressource en numéraires", précise Mme Allyot, dont la grand-mère était une "Petit Paris".
«Main-d'œuvre gratuite»
Les enfants abandonnés étaient aussi "des bras pour les fermes", reconnaît-elle. Ainsi, beaucoup de "Petits Paris" ont été exploités, voire maltraités.
"Je faisais les corvées", témoigne Gérard (prénom modifié), qui préfère garder l'anonymat. "Je me levais à 05H00 du matin pour nettoyer les vaches. Ma mère nourricière prenait des gamins de l'Assistance comme main-d'œuvre gratuite: sept en tout", se souvient ce "Petit Paris" de 67 ans, placé à 4 ans.
"Elle me battait avec un gourdin. Mon père nourricier lui disait +arrête, tu vas le tuer+. Elle répondait +pas grave, c'est de la carne+".
L'inspecteur de l'Assistance? "Ah, oui, il passait. Mais il était de mèche: il repartait le coffre plein de jambons entiers, de côtes de porc..."
Quand Dominique Jamelot a retrouvé sa mère, il s'est dit "ça y est, j'existe", mais il a vite déchanté. "Elle a nié. J'ai montré ma carte d'identité et elle a dit: Je croyais que t'étais mort. Alors je suis parti".