La Bosnie, une nouvelle victime de la gestion des conflits

Le pont latin de Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine, le 3 février 2014. (Wikimedia Commons)
Le pont latin de Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine, le 3 février 2014. (Wikimedia Commons)
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Publié le Samedi 27 novembre 2021

La Bosnie, une nouvelle victime de la gestion des conflits

La Bosnie, une nouvelle victime de la gestion des conflits
  • La communauté internationale s'efforce, dans l'immédiat, d'éviter que la situation ne dégénère
  • L’accord de Dayton n'a pas inauguré une nouvelle ère pour l’État-nation qu'est la Bosnie; il a plutôt pérennisé les divisions ethniques entre musulmans, Serbes et Croates

Trente ans se sont écoulés depuis que la Yougoslavie a sombré dans une crise politique qui l’a démantelée et a entraîné la pire effusion de sang jamais vue en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd'hui, la Bosnie se trouve au bord d'une nouvelle crise politique de taille. On ignore encore si ce pays évitera de pâtir à nouveau des conflits et des fractures, mais les événements qu'il a récemment connus incarnent l'échec de la communauté internationale, qui a préféré gérer les conflits au lieu de les résoudre et de consolider la paix.

Ce scénario se vérifie également avec d'autres conflits persistants tels que ceux qui secouent le Cachemire, le Tchad, la Palestine et Israël, le Mali et la Syrie, et bien d'autres pays encore ; ces conflits sont en effet longs, inextricables et volatils. Ainsi, la communauté internationale s'efforce, dans l'immédiat, d'éviter que la situation ne dégénère. Elle le fait pour des raisons pratiques à court terme, mais aussi par manque de courage ou d'imagination constructive. Cependant, les causes profondes ne sont jamais abordées ni résolues de manière à aider ces sociétés à aller véritablement de l'avant.

À la fin du mois de novembre 1995 et à la veille de Thanksgiving, aux États-Unis, les délégations serbe, croate et bosniaque avaient conclu un accord à Dayton, une ville de l'Ohio, sous l'égide et la pression de l'administration Clinton. Voir s'achever une guerre de trois ans et demi, qui avait coûté la vie à plus de 130 000 personnes et donné lieu à des crimes de guerre et à des ravages étendus, était un motif réel de satisfaction.

Faut-il rappeler que les plaies laissées par ce traumatisme collectif sont encore ouvertes et que la paix, si elle a été maintenue, n’a pas été consolidée? Dans ce contexte, on n'a pas réussi à effacer les cicatrices laissées par les armes de guerre que sont les massacres, les génocides et les viols. Bien au contraire, ces plaies et ces cicatrices constituent à ce jour des tabous politiques et sociaux et leurs auteurs continuent de nier les atrocités qu'ils ont commises ainsi que le rôle qu'ils ont joué dans leur déroulement.

Le nationalisme venimeux qui a entraîné les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité en Bosnie entre 1992 et 1995 a secoué le système. Les États-Unis et l'Europe vivaient alors en pleine euphorie, au lendemain de la guerre froide, et se laissaient bercer par le mythe rassurant de la «fin de l'histoire» de Fukuyama (The End of History and the Last Man, ou «La Fin de l'histoire et le Dernier Homme», est un essai du politologue américain Francis Fukuyama publié en 1992; il y affirme que la fin de la guerre froide marque la victoire idéologique de la démocratie et du libéralisme sur les autres idéologies politiques, NDRL). Selon ce mythe, les guerres dans le monde libéral démocratique appartenaient désormais au passé.

On espérait que la Yougoslavie, réputée moins répressive que les autres pays communistes de l'Union soviétique, réaliserait une transition plus fluide vers la démocratie libérale que ne le feraient ses voisins d'Europe de l'Est. Toutefois, la malédiction du nationalisme a de nouveau éclaté dans ce pays marqué par la bataille du Kosovo, au XIVe siècle – une bataille qui revêt une importance particulière pour l'histoire et l'identité de la Serbie.

Le nationalisme conflictuel a fragmenté ce pays, qui a ensuite sombré dans la guerre. Depuis la signature de l’accord de Dayton, le calme et la stabilité de la Bosnie semblent n'être qu'un léger voile dissimulant mal les tensions ethniques qui bouillonnent à l’intérieur du pays. Ce serait une erreur de rejeter sur cet accord la responsabilité de ne pas avoir résolu le problème en profondeur et de ne pas avoir éliminé les divisions de la Bosnie. En effet, le mandat de cet accord était plutôt limité et il avait pour vocation de mettre un terme à une situation qui aurait sans doute entraîné de nouveaux conflits et de nouvelles effusions de sang: les répercussions sur la scène internationale auraient été d’une plus grande ampleur encore.

Cependant, l’accord de Dayton n'a pas inauguré une nouvelle ère pour l’État-nation qu'est la Bosnie; il a plutôt pérennisé les divisions ethniques entre musulmans, Serbes et Croates. Il n'a pas non plus institué une nouvelle entité qui permette aux citoyens de se forger une identité commune et de composer courageusement avec leur passé pour le bien des prochaines générations.

Par-dessus tout, cet accord a consacré l'existence de trois identités distinctes établies dans deux régions différentes. Il a divisé la Bosnie en deux régions: La Republika Srpska (République serbe), dirigée par les Serbes, et la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine, conduite par les Bosniaques et les Croates. Si ces deux entités jouissent d'une grande autonomie, elles restent liées par quelques institutions communes.

Chacune de ces entités possède un Parlement et un président distincts. En Bosnie-Herzégovine, l’État central possède à sa tête une présidence collégiale représentative des trois «peuples constitutifs», élue selon un principe de rotation de ses trois membres: un Bosniaque, un Serbe et un Croate. La plupart des décisions sont arrêtées par un consensus des trois membres.

Cependant, le problème va au-delà d’un système de gouvernance inefficace et dysfonctionnel qui perpétue les divisions et la discorde. La République serbe de Bosnie a toujours cherché à obtenir une plus grande autonomie. Les partis croates, quant à eux, font campagne pour créer une troisième entité, alors que les partis bosniaques espèrent confier davantage de responsabilités au gouvernement central du pays.

Pour ne rien arranger, l’accord de 1995 a prévu, à juste titre, la création du poste de haut représentant pour la Bosnie-Herzégovine. Aux côtés des membres du bureau du haut représentant, ce dernier supervise la mise en œuvre de l’accord après sa signature, représente les pays impliqués dans les accords de Dayton et peut également introduire des lois.

L'une des lois adoptées cette année, celle qui interdit la négation du génocide, a provoqué la crise actuelle. Comme par hasard, elle a déplu au chef politique des Serbes de Bosnie, Milorad Dodik, ou lui a plutôt a fourni un prétexte pour menacer de retirer la Republika Srpska des institutions de l'État, y compris des forces armées nationales – et donc de faire sécession.

La réaction de M. Dodik n’est en rien surprenante. Ce dernier est réputé pour sa négation du génocide de Srebrenica, qui a vu 8 000 Bosniaques se faire assassiner par les forces serbes de Bosnie, au mois de juillet 1995. Cette attitude lui fournit avant tout un instrument populiste précieux qui lui sert à promouvoir le séparatisme des Serbes de Bosnie. Elle permet par ailleurs à son peuple de se rapprocher de la «sécession en tout sauf de nom», comme le dit Christian Schmidt, le haut représentant récemment désigné. Pour éviter ce scénario, le pays et la communauté internationale – notamment les États-Unis et l'Union européenne (UE) – se livrent à une véritable petite frénésie diplomatique.

 

Par-dessus tout, l’accord de paix de Dayton a consacré l'existence de trois identités distinctes établies dans deux régions différentes.

Yossi Mekelberg

 

Ces efforts se contentent pour l'instant de maintenir l'unité du pays et le respect de l’accord de Dayton. Cependant, ils seront inutiles tant qu'ils ne donneront pas lieu à un processus de réconciliation et de quête de vérité. Ce processus mènera péniblement et laborieusement à la création d'une nation pluriethnique.

Parmi les facteurs favorables figurent la reprise des discussions sur l'adhésion à l'UE, le renforcement des valeurs et des institutions démocratiques ainsi que le développement économique. Voilà qui permettra de retirer le pouvoir aux mains des populistes tels que Dodik, qui consolident leur pouvoir en exploitant de manière cynique les souffrances socio-économiques et des démons qui hantent encore et toujours la Bosnie.

 

Yossi Mekelberg est professeur de relations internationales et membre associé dans le Programme de la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord (Mena) à Chatham House. Il collabore régulièrement avec les médias internationaux écrits et en ligne.

 

Twitter: @Ymekelberg

 

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

 

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com