L'inflation, une question aussi politique qu'économique

Un champ de blé près du village de Zhovtneve, en Ukraine, le 14 juillet 2016 (Photo, Reuters).
Un champ de blé près du village de Zhovtneve, en Ukraine, le 14 juillet 2016 (Photo, Reuters).
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Publié le Vendredi 15 avril 2022

L'inflation, une question aussi politique qu'économique

L'inflation, une question aussi politique qu'économique
  • La guerre en Ukraine a accéléré les pressions déjà existantes sur la stabilité des prix, car la Russie et l’Ukraine sont d’importants exportateurs
  • Les moins riches, y compris ceux qui ont un emploi et voient leurs salaires augmenter, sont pris au piège

L’époque où les prix étaient bas, notamment en matière d’alimentation et d'énergie, nous semble déjà très loin. L’inflation a englouti l’économie mondiale, découlant, en grande partie, des répercussions de la pandémie de Covid-19, de divers facteurs nationaux et, plus récemment, de la guerre en Ukraine.
Cependant, si l’incidence économique sur les ménages et les personnes en est le résultat le plus évident, l’inflation est également un catalyseur de l’instabilité politique qui, à son tour, renforce les difficultés économiques. Après tout, l’inflation affecte instantanément le bien-être des individus, des familles et des communautés et, dans de nombreux cas, les prive des produits de première nécessité, notamment la nourriture, les soins médicaux, l’éducation et l’utilisation de services publics qui nécessitent de l’énergie. Par conséquent, les inégalités et les privations deviennent plus apparentes, exacerbant ainsi le malaise politique.
La guerre en Ukraine a accéléré les pressions déjà existantes sur la stabilité des prix, car la Russie et l’Ukraine sont d’importants exportateurs de produits de base essentiels, notamment le pétrole, le charbon, le gaz, le blé, le maïs, les huiles de graines et les engrais. Le prix des aliments essentiels augmentait déjà à l’échelle mondiale en raison des perturbations sur la chaîne d’approvisionnement résultant de deux années de pandémie. Le conflit en Ukraine – un pays qui possède un tiers des sols les plus fertiles du monde, selon l’Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), et dont les exportations dépendent à 45 % de l’agriculture – aurait inévitablement un effet négatif sur la sécurité alimentaire.
Un grand nombre d’économies d’Europe, d’Asie centrale, du Moyen-Orient et d’Afrique dépendent presque entièrement de la Russie et de l’Ukraine pour leurs importations de blé. Si cette guerre se poursuit – sachant que pour le moment, on n’en voit pas le bout – et étant donné que la pandémie de Covid-19 est imprévisible, la rareté des produits de base entraînera une hausse des prix. Les personnes vulnérables auront donc de plus en plus de mal à y accéder.
Certaines répercussions politiques sont immédiates, avec des changements dans les habitudes de vote et des gens qui manifestent dans les rues. D’autres se produisent à long terme, les gens étant progressivement découragés et parfois complètement privés de leurs droits par l’ordre politique. Les organismes de défense des droits de l’homme avertissent que, dans des pays comme la Libye, le Liban ou la Tunisie, où l’insécurité alimentaire est déjà étroitement liée aux tensions politiques et, dans certains cas, à l’instabilité, cette situation pourrait dégénérer en véritables manifestations et appels à un changement politique radical.
L’inflation a fait son apparition après des années de prix relativement stables dans de nombreuses régions du monde. En d’autres termes, l’inflation est une perte de pouvoir d’achat au fil du temps, ce qui signifie que l’argent que nous possédons, perd constamment de sa valeur. Une inflation élevée profite principalement aux plus aisés, tout en aggravant les inégalités déjà existantes dans la répartition des richesses et en plongeant davantage de personnes dans la pauvreté. En période de prospérité – et donc de stabilité des prix –, de nombreuses familles à faible revenu parviennent à s’en sortir. Cependant, elles replongent dans la pauvreté à mesure que les prix augmentent à nouveau et à un rythme plus rapide que leurs revenus, ainsi que les filets de sécurité sociale qui pourraient être mis en place pour les protéger.
Les personnes issues de la classe moyenne, qui doivent consacrer une plus grande partie de leurs revenus aux produits de première nécessité, sont obligées d’utiliser leurs économies pour maintenir leur niveau de vie, ce qui suscite un certain ressentiment. Cette situation perturbe les gens qui s’inquiètent pour leur avenir. L’Histoire nous apprend que ce sont traditionnellement les classes moyennes qui dirigent les manifestations contre l’ordre politique.
La hausse du coût de la vie a un aspect tant psychologique que pratique, car elle engendre des craintes existentielles quant à la possibilité ou non de régler le loyer ou les paiements hypothécaires, de se nourrir et de payer les factures. Inévitablement, et à juste titre, les instances dirigeantes, les politiciens et ceux qui profitent de la hausse des prix sont considérés comme étant à l’origine des difficultés causées par la hausse du coût de la vie et en sont tenus responsables.
Des décennies de stabilité des prix ont permis de penser que cette situation se poursuivrait indéfiniment, mais ce sentiment de sécurité a rapidement disparu. Dans les sociétés démocratiques occidentales, une profonde méfiance envers le régime et les dirigeants avait déjà précédé l’épisode actuel d’instabilité économique. Cette méfiance atteint désormais un point de rupture et elle s’est déjà manifestée par des résultats électoraux indécis ainsi que la montée en puissance de discours populistes-nationalistes qui prospèrent sur la discorde et la division.
Certains éléments de la situation économique actuelle laissent présager, à première vue, de bonnes nouvelles. L’inflation et la surchauffe économique sont le reflet d’une demande supérieure à l’offre, ce qui signifie que l’emploi et les salaires sont en hausse. De plus, les banques nationales augmentent les taux d’intérêt afin de freiner l’économie, ce qui rend l’épargne plus attrayante qu’elle ne l’a été depuis longtemps.

«Des décennies de stabilité des prix ont permis de penser que cette situation se poursuivrait indéfiniment, mais ce sentiment de sécurité a rapidement disparu.» - Yossi Mekelberg

Cependant, pour la grande majorité des gens, en particulier les chômeurs et ceux ayant des revenus faibles, il n’y a pas de quoi se réjouir. Ce sont les personnes aisées qui tirent profit de l’inflation, car elles bénéficient de revenus disponibles plus importants et elles sont mieux informées sur la façon de protéger leurs actifs contre la hausse des prix. Elles peuvent même augmenter leur patrimoine dans ces périodes. Les moins riches, y compris ceux qui ont un emploi et voient leurs salaires augmenter, sont pris au piège dans une course aux perdants où les prix dépassent les hausses de salaire. Une plus grande partie de leurs revenus est consacrée aux produits de base comme l’alimentation, le chauffage ou les transports, car ces prix peuvent augmenter plus vite que le taux global d’inflation.
La hausse des taux d’intérêt est certes bénéfique pour les épargnants, mais elle frappe durement ceux qui ont des prêts hypothécaires et elle est généralement suivie d’une augmentation des loyers. Les personnes les plus vulnérables de la société, telles que les retraités et celles qui sont soutenues par des fonds publics, sont obligées de faire des choix difficiles concernant la réduction des biens les plus élémentaires.
Une inflation bien maîtrisée est le signe d’une économie dynamique et en croissance, mais ce n’est pas ce à quoi le monde assiste actuellement. La pandémie et la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine – qui dégénère désormais en crise mondiale – devraient prolonger la période de pénuries et de hausses de prix auxquels nous faisons face. La réponse nécessitera la coopération et la coordination des gouvernements et des organisations internationales compétentes afin d’identifier les vulnérabilités à travers le monde et de garantir la redistribution des ressources pour empêcher que les difficultés économiques ne se transforment en discorde ainsi qu’en troubles sociaux et politiques.

Yossi Mekelberg est professeur de relations internationales et membre associé dans le Programme de la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord (Mena) à Chatham House. Il collabore régulièrement avec les médias internationaux écrits et en ligne.
Twitter: @Ymekelberg
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com