La tolérance de la société britannique à l’épreuve de la flambée des prix de l’énergie

Des acheteurs marchent le long d’Oxford Street à Londres. (AFP)
Des acheteurs marchent le long d’Oxford Street à Londres. (AFP)
Short Url
Publié le Dimanche 21 août 2022

La tolérance de la société britannique à l’épreuve de la flambée des prix de l’énergie

La tolérance de la société britannique à l’épreuve de la flambée des prix de l’énergie
  • Assisterions-nous bientôt à un mouvement de masse où les Britanniques ordinaires manifesteraient dans les rues pour exprimer leur désaccord face aux prix exorbitants du gaz et de l’électricité?
  • Cette situation est tout simplement honteuse dans l’un des pays les plus riches du monde, qui se targue de son système de protection sociale

La prédisposition naturelle des Britanniques à la politesse, à l’euphémisme et à la prévention des conflits est actuellement mise à l’épreuve face à l’augmentation constante du coût de la vie et, en particulier, aux récentes augmentations fulgurantes des prix de l’énergie.

Un groupe d’action qui porte le nom de «Don’t Pay UK» appelle les gens à annuler leurs paiements par prélèvement automatique aux entreprises énergétiques à partir du 1er octobre, jour où le régulateur du marché de l’énergie Ofgem doit à nouveau accroître le plafond des prix de l’énergie. Ce groupe a déjà recueilli plus de 110 000 signatures de soutien.

Les organisateurs de la campagne en ligne visent à ce qu’au moins un million de personnes rejoignent ce groupe de pression de masse au moment où les familles cèdent sous la pression des coûts croissants de la nourriture, du transport, du logement et, surtout, des flambées insensées au niveau des factures d’énergie.

Assisterions-nous bientôt à un mouvement de masse où les Britanniques ordinaires manifesteraient dans les rues pour exprimer leur désaccord face aux prix exorbitants du gaz et de l’électricité, non pas parce qu’ils ne veulent pas payer, mais parce qu’ils n’ont plus les moyens de le faire?

L’inflation au Royaume-Uni est de 10,1% et la Banque d’Angleterre s’attend à ce qu’elle atteigne 13% d’ici à quelques mois. Pire encore, l’économie du pays est en déclin et entrera très probablement en période de crise très bientôt. Ceux qui vivent de leur salaire ne sont pas protégés et, selon le Bureau des statistiques nationales du Royaume-Uni, leur salaire est désormais à la traîne par rapport à l’inflation et a atteint des niveaux record. Ce ne sont pas uniquement les conditions idéales pour une tempête économique, mais une recette pour l’effondrement social.

Cette combinaison d’indicateurs économiques est le pire scénario possible pour les familles ordinaires, en particulier celles qui voient la valeur de leur salaire s’éroder de jour en jour, et pour les petites entreprises qui commencent à peine à se remettre de plus de deux ans de pandémie de Covid-19, tout en continuant de s’adapter aux conséquences du Brexit.

Pendant ce temps, les sociétés énergétiques remuent le couteau dans la plaie et annoncent des bénéfices record.

Il existe des similitudes frappantes entre la situation socioéconomique actuelle et le fiasco de la proposition très critiquée du Royaume-Uni de 1990 sur la taxe communautaire pour la fiscalité locale, connue sous le nom de «poll tax», qui a poussé des centaines de milliers de personnes à descendre dans les rues. Il s’agit de l’une des manifestations les plus violentes dans l’histoire du pays.

Comme ce fut le cas avec la poll tax, les hausses des prix de l’énergie, au-delà de leur effet très tangible en matière d’appauvrissement de millions de personnes, portent atteinte à une autre caractéristique britannique: le sens de l’équité et de la justice du peuple.

Tout comme la poll tax, la flambée des factures d’énergie représente une injustice sociale qui punit de manière disproportionnée les moins nantis. Cela va à l’encontre du principe même d’équité dans une société progressiste. Le gouvernement et les organismes qui lui sont affiliés mettent en place des politiques, sans aucune considération pour leur incidence sur ceux qui peinent déjà à s’en sortir, et dont l’éducation, la santé et l’espérance de vie seront affectées négativement pour de nombreuses années à venir.

«Les prix élevés de l’énergie nuisent à la qualité et à l’unité de la société britannique qui risque même de s’effondrer.»- Yossi Mekelberg

Est-ce une coïncidence que ces deux politiques, indifférentes aux considérations sociales et politiquement suicidaires que plus de trente ans séparent, aient émergé d’un gouvernement conservateur, au pouvoir depuis plus d’une décennie, profondément divisé et dont le chef est au crépuscule de sa carrière de premier ministre? C’était le cas avec les conservateurs sous Margaret Thatcher en 1990 et c’est le cas avec le parti sous Boris Johnson maintenant.

Non, ce n’est probablement pas une coïncidence, puisque le parti est trop impliqué dans ses propres affaires internes, pansant ses blessures après des décennies de luttes à propos de l’Europe. Il recourt maintenant à ses instincts les plus élémentaires, qui sont de protéger les grandes entreprises et d’imposer des taxes régressives.

Il y a des moments où même les partisans du libre-échange les plus ardents doivent comprendre que le fait de permettre aux forces du marché de s’adonner à leurs propres machinations ne fait qu’exacerber une situation déjà intolérable. Avec la hausse du plafond des prix de l’énergie, la facture moyenne d’un ménage qui s’élevait à 1 400 livres sterling (1 livre sterling = 1,18 euro) par an en octobre 2021 devrait augmenter jusqu’à 200% pour atteindre 4 200 livres sterling en janvier 2023.

S’attendre à ce que le public accepte cela montre un niveau colossal de détachement du gouvernement vis-à-vis du peuple. Lorsque l’administration Johnson a finalement pris des mesures en juillet pour atténuer certaines des difficultés causées par l’augmentation des factures d’énergie, c’était trop peu et trop tard. La décision d’imposer d’une taxe exceptionnelle aux producteurs de pétrole et de gaz est intervenue des mois après que l’opposition travailliste l’a exigée pour la première fois et a révélé que le gouvernement conservateur ne prenait pas d’initiatives personnelles et agissait avec peu de conviction ou de stratégie à long terme.

Le résultat de tout cela a été l’émergence spontanée de campagnes de protestation, dont certaines ont été organisées en ligne. Don't Pay UK n’en est qu’un exemple. Une autre campagne est «Enough Is Enough», qui a été fondée par des syndicats et des organisations communautaires. Elle appelle les employeurs et le gouvernement à recourir à «une véritable augmentation des salaires, à réduire les factures d’énergie, à mettre fin à la pauvreté alimentaire, à fournir des logements décents à tous et à taxer les riches. Cette cause a jusqu’à présent réuni 300 000 signatures de soutien et sera promue au moyen de cinquante rassemblements prévus à travers le Royaume-Uni.

Pour l’instant, le pays est en situation d’attente, tandis qu’environ 160 000 membres du Parti conservateur sont – dans leur grande indulgence – en train d’élire le prochain Premier ministre du pays au nom des 67 millions d’autres citoyens du Royaume-Uni.

Le premier ministre sortant est volontairement absent pendant toute cette phase. C’est à peine si on le voit. Il se décharge de toute responsabilité et ignore le sort de millions de personnes qui font face à la plus grande détérioration de leur niveau de vie depuis des décennies.

Pour un pays qui a enduré des centaines d’années de lutte pour se tenir (presque) à l’écart d’une société de classes, d’une pauvreté généralisée et d’autres inégalités, l’augmentation actuelle du coût de la vie – et la flambée des factures énergétiques en particulier – souligne une fois de plus les inégalités qui subsistent et frappent de plus en plus les tranches les plus vulnérables de la société: des personnes qui, cet hiver, devront faire des choix difficiles entre chauffer leur logement ou cuisiner des repas. Des personnes qui devront littéralement rester dans le noir ou ne pas utiliser les ordinateurs désormais indispensables à l’éducation de leurs enfants.

Cette situation est tout simplement honteuse dans l’un des pays les plus riches du monde, qui se targue de son système de protection sociale. Cela nuit également à la qualité et à l’unité de la société britannique qui risque même de s’effondrer.

Cela ne rappelle pas seulement la débâcle de la poll tax au Royaume-Uni mais donne aussi le sentiment que les gens revivent l’hiver du Mécontentement de 1978-1979, au cours duquel l’inflation élevée, le chaos politique, l’incertitude économique et l’action revendicative généralisée ont paralysé le pays, tandis que les déchets non collectés s’entassaient dans les rues et que les gens étaient forcés de vivre avec des pannes d’électricité à l’échelle nationale.

Lorsque les ménages sont confrontés à une période financière aussi sombre, mais que les journaux rappellent aux Britanniques que Shell, BP et British Gas réalisent des bénéfices record et récompensent généreusement leurs patrons et leurs actionnaires, il n’est pas surprenant de voir des pancartes comme celles brandies lors d’une récente manifestation: «Soit on a une augmentation de salaire, soit on se rebelle.»

Yossi Mekelberg est professeur de relations internationales et membre associé dans le Programme de la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord (Mena) à Chatham House. Il collabore régulièrement avec les médias internationaux écrits et en ligne.

 

Twitter: @Ymekelberg

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com