En Syrie, « si vous n'êtes pas à table, vous êtes alors au menu »

La première dame syrienne Asma al-Assad (G) accueille Anna Kuznetsova, commissaire pour les droits de l'enfant auprès du président russe, dans la capitale Damas. (AFP)
La première dame syrienne Asma al-Assad (G) accueille Anna Kuznetsova, commissaire pour les droits de l'enfant auprès du président russe, dans la capitale Damas. (AFP)
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Publié le Samedi 14 novembre 2020

En Syrie, « si vous n'êtes pas à table, vous êtes alors au menu »

En Syrie, « si vous n'êtes pas à table, vous êtes alors au menu »
  • Depuis 2016, la Turquie privilégie le recours à la puissance dure (hard power) pour neutraliser les menaces qui émanaient de la guerre civile syrienne
  • « Si nous manquions aujourd'hui de puissance, tant à la table des négociations que sur le terrain en Syrie, la Turquie serait elle-même sur la ligne de front », a déclaré le ministre turc des Affaires étrangères lors de la 12e conférence des ambassadeurs

Au cours des premières années de la guerre civile en Syrie, de nombreuses conférences de paix ont été organisées pour aboutir à une solution susceptible de mettre fin à la crise. Lors de l'une de ces conférences, un diplomate éminent m'a dit, au sujet des positions des pays participants : « Si vous n'êtes pas à table, vous êtes alors au menu ».

Ces mots me sont revenus à l'esprit quand le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, a déclaré que son pays subirait des préjudices s'il ne réussissait pas à maintenir une forte présence en Syrie, sur les plans militaire et diplomatique.

« Si nous manquions aujourd'hui de puissance, tant à la table des négociations que sur le terrain en Syrie, la Turquie serait elle-même sur la ligne de front », a déclaré le ministre lundi lors de la 12e conférence des ambassadeurs à Ankara. En outre, il a souligné que les politiques de la Turquie empêchent les autres pays d'agir en hostilité avec le pays.

Depuis 2016, la Turquie a privilégié le recours à la puissance dure (hard power) pour neutraliser les menaces qui émanaient de la guerre civile syrienne. Contrairement à son approche précédente de puissance douce (soft power) et de respect des principes humanitaires, la Turquie s'est davantage appuyée sur son armée ces quatre dernières années.

Trois opérations transfrontalières ont été menées dans le nord de la Syrie : Bouclier de l'Euphrate (2016), Rameau d'olivier (2018) et Printemps de la paix (2019). Au cours de la dernière opération, l'administration Trump a ordonné aux troupes américaines de se retirer de la Syrie, ce qui a permis la Turquie de renforcer sa position dans le pays, mais aussi d'exacerber les différends entre Ankara et Moscou.

Même si ces opérations turques revêtaient des dimensions de gestion de la crise humanitaire, d’aide aux forces d'opposition et à lp'élimination de la menace de Daech, elles visaient principalement à empêcher les partis kurdes du PYD/YPG de prendre le dessus dans certaines parties du nord de la Syrie.

On peut dire à juste titre que la politique de la Turquie en Syrie ces dernières années a été étroitement corrélée à la menace kurde, et qu'elle s'inscrit dans le cadre de la campagne de terreur menée par la Turquie depuis 30 ans contre le PKK et sa branche syrienne, le YPG.

L'approche militaire agressive adoptée par Ankara en Syrie a coïncidé avec l'élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis. Maintenant que Joe Biden fait route vers la Maison Blanche, un nouvel équilibre en Syrie est attendu - assurément par les Kurdes syriens, semble-t-il.

 

Reste à découvrir comment la nouvelle table sera dressée en Syrie - et qui y sera assis et qui figurera au menu - compte tenu de l'évolution des circonstances dans la région et dans le monde.

 

Sinem Cengiz

Le commandant de ce qu'on appelle les Forces démocratiques syriennes, Ferhat Abdi Sahin, qui se nomme Mazloum Kobani Abdi, a déclaré lors d’une interview accordée au site de nouvelles Al-Monitor, que la victoire de Biden aux élections présidentielles pourrait contraindre la Turquie à changer de comportement. Il prévoit qu'Ankara sera amenée à rétablir ses relations avec les Kurdes syriens en raison de la crise financière à laquelle elle est confrontée et à la suite des pressions exercées par les Etats-Unis suite à l'achat par la Turquie de missiles S-400 russes.

Par le passé, la Turquie a engagé des pourparlers de paix avec les Kurdes. Le leader du PYD Salih Muslim s'est même rendu à Ankara à plusieurs reprises pour discuter du processus de paix avec les responsables turcs. Le PYD a promis de ne pas se battre contre les forces turques, et de ne pas soutenir le PKK. Le gouvernement turc a donc reconnu le PYD et a accepté en échange que ce dernier contrôle la plus grande partie de la zone frontalière syrienne.

Les pourparlers avec le PYD ont été interrompus avec l'effondrement du processus de paix en juillet 2015. Depuis, les situations sur le terrain et en politique ont si bien évolué qu'une résurrection du processus de paix semble peu envisageable. Par conséquent, ce que M. Abdi veut dire lorsqu'il évoque un changement d'attitude de la part d'Ankara ne correspond pas, semble-t-il, à un changement de la politique de sécurité de la Turquie à l'égard du nord de la Syrie. En effet, il y a à peine quelques semaines, le président turc Recep Tayyip Erdogan a soulevé la possibilité d'une nouvelle offensive contre les forces des partis PYD/YPG appuyées par les Etats-Unis dans ce pays meurtri par la guerre.

En effet, M. Trump a annoncé cette semaine le limogeage de son secrétaire à la défense, Mark Esper, et son remplacement par Christopher Miller. Selon des analystes, cette décision constitue un changement dans la politique étrangère américaine, notamment en Syrie. Cet argument a été consolidé lorsque le secrétaire d'État américain Mike Pompeo a annoncé que James Jeffrey renonçait à ses fonctions d’envoyé américain pour la Coalition internationale contre Daech et de représentant de Washington pour la question syrienne.

M. Biden occupait le poste de vice-président il n'y a pas si longtemps, lorsque le président américain Barack Obama a décidé de soutenir le YPG en Syrie. Ainsi, Ankara dispose de nombreuses informations sur lesquelles elle peut établir le profil du président élu. Cependant, la guerre en Syrie a prouvé à maintes reprises que les changements d'équilibre sur le terrain sont susceptibles d'entraîner des changements dans les discussions comme dans les politiques. M. Biden doit assumer ses fonctions en janvier, soit quelques mois avant le 10e anniversaire du déclenchement de la guerre civile en Syrie, qui ne semble pas vouloir prendre fin. Pour Ankara, l'aspect le plus crucial de sa relation avec la nouvelle administration de Washington sera la position de M. Biden vis-à-vis de la Syrie et son soutien éventuel aux milices kurdes-syriennes.

Alors que les relations entre la Turquie et les États-Unis restent tendues en raison d'un certain nombre de crises engendrées par des problématiques sur lesquelles les deux pays divergent, leur coopération en Syrie - ou leur manque de coopération - affectera de manière significative l'ensemble de leurs rapports dans les mois et les années à venir.

Reste à découvrir comment la nouvelle table sera dressée en Syrie - et qui y sera assis et qui figurera au menu - compte tenu de l'évolution des circonstances dans la région et dans le monde.

Sinem Cengiz est analyste politique turque spécialisée dans les relations de la Turquie avec le Moyen-Orient. Twitter : @SinemCngz

 

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

 

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com.