Le discours sur la Libye se limite à la mort et à l’argent

Des étudiants libyens assistent à un concours de robotique à Tripoli, le 4 mars 2023 (Photo, AFP).
Des étudiants libyens assistent à un concours de robotique à Tripoli, le 4 mars 2023 (Photo, AFP).
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Publié le Lundi 20 mars 2023

Le discours sur la Libye se limite à la mort et à l’argent

Le discours sur la Libye se limite à la mort et à l’argent
  • Toute réforme de façade n'aurait jamais pu bouleverser un secteur financier fortement influencé par des banques d'État mal gérées, sans concurrence, et protégées par la banque centrale
  • La banque centrale libyenne, qui résiste aux réformes du système rentier de l'ère Kadhafi, continue de financer l'économie du conflit

Douze ans plus tard, le discours sur la Libye continue de se focaliser sur le morbide et la corruption, occultant le rôle que joue le secteur financier et bancaire du pays dans la perpétuation, voire l'exacerbation des dysfonctionnements qui résultent essentiellement de ses politiques discordantes.

Les élites politiques établies sont indifférentes, voire hostiles, à la réforme de l'ensemble du secteur comme priorité de la reconstruction de l'État. En effet, l'opacité du système financier et la corruption sont à l'origine de la plupart des problèmes en Libye, tant sur le plan politique que sur le plan économique et sécuritaire. Ainsi, même des institutions telles que la banque centrale du pays finissent-elles par entretenir un triste statu quo au lieu de s'acquitter de leur mission, qui est de garantir aux Libyens l'accès aux services publics et la circulation continue des marchandises afin de préserver ce qui reste de l'intégrité économique de la Libye.

Même avant l'instabilité politique depuis 2011, le secteur financier libyen n'était pas suffisamment développé et ne s'était pas complètement libéré du poids de décennies de centralisation économique. La prédominance des revenus pétroliers a entretenu une économie centralisée s'approvisionnant en liquidités auprès des banques d'État (dont la banque centrale était l'actionnaire principal), pour financer des projets publics à partir des fonds des déposants.

Il n'y avait guère d'incitation à moderniser le système bancaire, à renforcer le secteur financier et à adopter de meilleures stratégies de gestion des risques. Les tentatives de décentralisation de l'économie avant 2011, à la suite de l'allègement des sanctions et de la baisse des prix du pétrole, ont été vouées à l'échec dès le départ. Cet échec s'explique par l'insuffisance des financements non bancaires, la propriété privée et l'absence de marchés de capitaux.

Ces efforts visant à ouvrir l'économie ont favorisé l'émergence de financements alternatifs, tels que le lancement d'un marché boursier et la mise en place d'une banque privée. Cependant, lorsque les Libyens sont descendus dans la rue avant la chute de Mouammar Kadhafi, le secteur financier du pays était déjà faible, désorganisé et atrophié par les faiblesses structurelles inhérentes à des décennies de centralisation. Par conséquent, toute réforme de façade n'aurait jamais pu bouleverser un secteur financier fortement influencé par des banques d'État mal gérées, sans concurrence, et protégées par la banque centrale.

La banque centrale libyenne contrôle les finances nationales en tant qu'actionnaire majoritaire des banques publiques. Elle agit également en tant que régulateur du secteur bancaire, ce qui pose des problèmes évidents de conflits d'intérêts. Ces conflits vont de l'octroi de conditions de crédit avantageuses au profit d'une élite, à l'abstention potentielle, qui protège les banques publiques des conséquences de décisions financières imprudentes.

Autrement dit, le fait d'être le principal banquier de l'État et du peuple libyen à la fois rappelle la centralisation de l'ère Kadhafi qui continue de résister aux réformes, se cachant derrière une crise politique pour justifier l'affaiblissement de l'inclusion et de l'intermédiation financières.

Toutefois, la banque centrale libyenne, qui résiste aux réformes du système rentier de l'ère Kadhafi, continue de financer l'économie du conflit et de maintenir un système de subventions généreux qui favorise la corruption, les abus et d'autres types de malversations. Néanmoins, à mesure que les griefs économiques et politiques s'accumulent, ces mesures s'avèrent indispensables dans un pays fragile qui risque de connaître à nouveau des épisodes de violence sporadique et des troubles de masse.

Le spectre d'une recrudescence de la violence dans un contexte de fragmentation croissante est d'autant plus inquiétant qu'il pèse lourdement sur le développement financier et économique de la Libye. Il risque ainsi de faire naître de nouveaux défis ou d'aggraver ceux qui existent déjà. Le secteur financier libyen, aussi perturbé soit-il, reste le seul mécanisme par lequel l'État maintient le fonctionnement d'une économie de conflit désordonnée – au point même d'éviter de mettre fin à des opérations non rentables de peur qu'elles n'augmentent le nombre de chômeurs dans le pays.

La Libye restera – pour l'instant – paralysée par un secteur financier enclin à détourner les appels à la réforme.

Hafed al-Ghwell

Près d'un Libyen sur cinq – la moitié des jeunes et un quart des femmes – est sans emploi, pour une population de près de 7 millions d'habitants et une population active d'un peu moins de 3 millions d'habitants. Malgré ces statistiques inquiétantes, l'économie libyenne dans son ensemble a étonnamment résisté à l'effondrement total grâce à une industrie pétrochimique solide et à un secteur des services dominé par les services financiers, qui contribuent respectivement à près de 77% et 21% du produit intérieur brut.

Pourtant, les entreprises libyennes ont toujours du mal à accéder aux financements nécessaires à la reconstruction et à la reprise de leurs activités. En effet, dans un environnement à haut risque, le secteur financier déjà sous-développé est moins enclin à accorder des lignes de crédit.

Pour les 667 000 réfugiés et migrants généralement exclus du secteur formel, la situation est encore plus critique. Leur accès limité aux services financiers limite leur participation à l'économie formelle, ce qui les expose à de graves risques et les empêche de faire des projets, voire d'investir leurs revenus pour assurer leur avenir.

Il est surprenant de constater que deux tiers des Libyens sont «bancarisés», c'est-à-dire qu'ils détiennent un compte dans une institution financière, contre moins de 50% dans l'ensemble de la région arabe. Cependant, la plupart des comptes sont simplement utilisés pour recevoir des salaires et il ne reste que très peu, voire rien, pour l'intermédiation financière.

Par ailleurs, en raison du double rôle que joue la banque centrale en tant que régulateur et banquier, il est difficile d'inciter les banques qu'elle possède à offrir des financements bon marché pour maintenir des niveaux de liquidité adéquats, tout en préservant leur solvabilité. Il en résulte un environnement financier conservateur et peu enclin à prendre des risques, qui fait plus de mal que de bien au secteur privé libyen, paralysé par des perturbations, des pertes de revenus, l'effondrement des chaînes d'approvisionnement et un dinar libyen très volatile.

Par ailleurs, l'instabilité constante et l'absence d'une politique monétaire unifiée compliquent toute initiative de la banque centrale visant à débloquer des fonds pour des projets de développement essentiels. Cette situation montre à quel point les luttes politiques continuent de saper la stabilisation et la reconstruction de la Libye depuis le conflit.

Il est étrange de constater que la communauté internationale se borne toujours à de simples déclarations exprimant son «inquiétude» et ne prend aucune autre mesure pour s'attaquer au talon d'Achille de la transition libyenne, à savoir une banque centrale impénétrable, non redevable et semi-souveraine.

Tout comme la société pétrolière parastatale, elle se situe au bas d’un tableau encombré de gouvernements rivaux, d'acteurs extérieurs entreprenants, d'un corps législatif voyou, de milices et d'une mission de l'ONU apparemment désorientée, personne ne peut nier le rôle central du secteur financier libyen dans le maintien du contrôle en facilitant le flux d'argent provenant des recettes pétrolières entre les mains de bénéficiaires douteux.

L'influence considérable de la banque centrale sur le secteur financier et sur l'économie en général lui permet également de transformer ses interlocuteurs en avocats et défenseurs volontaires du statu quo en échange d'une compensation généreuse ou pour éviter tout contrôle.

Le secteur financier libyen ne reçoit qu'une attention superficielle de la part des acteurs qui prétendent avoir un intérêt dans la résolution de ce dilemme qui dure depuis maintenant douze ans. En effet, il s'agit sans doute du seul portail par lequel les entités étrangères peuvent interagir avec la Libye et y mener des activités commerciales. Des acteurs étrangers tels que la Turquie, la Russie, les États-Unis et l'Union européenne ont tout intérêt à ce que le secteur financier libyen fonctionne malgré l'impasse politique, qui anéantit tout élan visant à promouvoir et à sauvegarder son intégrité.

L'argent doit continuer à circuler, en dépit des factions en guerre, des gouvernements parallèles infiltrés par des acteurs hybrides ou d'un croissant pétrolier sillonné de tranchées occupées par des combattants étrangers armés et des mercenaires. En outre, il est peu probable que les entreprises étrangères à qui diverses entités libyennes doivent de l'argent soutiennent une quelconque initiative en faveur de la transparence, de la reddition de comptes et de réformes cruciales, car cela risque de compromettre le recouvrement de ces dettes ou d'éventuels arriérés de paiement.

La Libye restera – pour l'instant – paralysée par un secteur financier enclin à détourner les appels à la réforme, aidé par une coalition désintéressée d'acteurs majeurs qui répugnent à concevoir quelque chose de mieux ; bien sûr en parallèle avec les processus de consolidation de la paix, de sécurité et de réunification en cours.

Hafed al-Ghwell est chercheur principal et directeur exécutif de l’Initiative stratégique d’Ibn Khaldoun au Foreign Policy Institute de la John Hopkins University School of Advanced International Studies à Washington. Il a précédemment occupé le poste de président du conseil d’administration du Groupe de la Banque mondiale.

Twitter: @HafedAlGhwell

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com