L'Irak, longtemps considéré comme un théâtre de concurrence régionale et internationale, est en train de devenir rapidement un épicentre stratégique de la politique occidentale au Moyen-Orient. L'administration actuelle de Bagdad affirme une forme de souveraineté conditionnelle, équilibrant des relations complexes avec les puissances régionales tout en approfondissant les liens sécuritaires et économiques avec les États-Unis, la Chine et les partenaires européens.
Cette réorientation n'est pas fortuite, mais le produit d'une politique délibérée, d'une nécessité économique et d'un alignement étranger recalculé sous la direction du Premier ministre Mohammed Shia Al-Sudani, qui a été classé cette année par le magazine CEOWorld comme l'un des "leaders politiques les plus puissants qui façonnent le monde".
Avec une population de plus de 40 millions d'habitants et des réserves de pétrole prouvées de plus de 140 milliards de barils, l'importance démographique et économique de l'Irak est considérable. Cependant, sa valeur stratégique réelle va au-delà des hydrocarbures. Elle réside dans le potentiel de ce pays à ancrer un ordre régional plus stable, à condition qu'il parvienne à surmonter ses propres contradictions internes et les pressions extérieures.
Pour l'instant, le gouvernement d'Al-Sudani à Bagdad a obtenu des résultats mesurables dans ses efforts pour stabiliser l'environnement sécuritaire du pays. Les attaques de groupes extrémistes ont chuté à seulement cinq incidents documentés cette année, un chiffre qui dément la menace complexe et persistante posée par les milices soutenues par l'Iran qui opèrent avec une autonomie significative.
Dans une affirmation définitive de l'autorité de l'État, le premier ministre a limogé ce mois-ci deux commandants de brigade des Kataib Hezbollah à la suite d'un affrontement meurtrier dans un bureau du gouvernement. Cette mesure, appuyée par un rare mandat public de l'autorité religieuse chiite suprême du pays, témoigne d'une volonté sans précédent de défier les factions armées qui exercent une influence considérable et possèdent d'importants arsenaux.
Bien qu'attendu depuis longtemps, ce rééquilibrage des relations entre civils et militaires s'inscrit dans le cadre d'un effort concerté, soutenu par la communauté internationale, visant à professionnaliser un secteur de la sécurité historiquement compromis par des structures de commandement parallèles. Cependant, tout cela se produit dans un contexte de pressions législatives intenses visant à codifier ces mêmes milices dans la loi, ce qui pourrait officialiser les influences extérieures qui considèrent la souveraineté irakienne comme contraire à leurs intérêts.
Entre-temps, le gouvernement d'Al-Sudani a réalisé des progrès significatifs dans le domaine de l'économie et a pris des engagements crédibles en matière de réformes structurelles. Cependant, l'Irak reste paralysé par un paradoxe énergétique débilitant qui est la clé de sa vulnérabilité à la coercition extérieure. Le réseau électrique du pays continue de subir des pertes catastrophiques, avec par exemple 5 000 mégawatts en moins pour le seul mois de mai, à la suite d'interruptions de l'approvisionnement en électricité motivées par des considérations politiques.
Cette dépendance coûte des milliards chaque année et expose près d'un tiers de la population irakienne à des pannes récurrentes.
Cette fragilité a conduit à un effort stratégique en faveur de l'autonomie énergétique, ainsi qu'à des améliorations urgentes de la distribution d'électricité, où les pertes atteindront 55 % en 2024 en raison du vol et de l'inefficacité. Au cœur de cet effort se trouve le projet intégré de croissance du gaz, une entreprise de 27 milliards de dollars conçue pour capter chaque jour 600 millions de pieds cubes de gaz associé provenant des champs pétroliers du sud ; une première installation de traitement de 50 millions de pieds cubes est déjà en cours de construction. Parallèlement, Bagdad s'efforce de déployer un terminal flottant d'importation de gaz naturel liquéfié d'ici l'année prochaine afin de contourner les pipelines terrestres et le chantage géopolitique.
Ces projets sont plus que de simples solutions techniques ; ils représentent un recalibrage fondamental de la souveraineté politique de l'Iraq.
En outre, Bagdad complète ces efforts par des mesures fiscales tangibles, notamment des subventions mieux ciblées et des efforts visant à renforcer l'administration fiscale. En dépit des limites de financement et d'une projection de croissance non pétrolière modérée pour cette année, l'Iraq conserve des réserves extérieures considérables, avec des réserves de 100 milliards de dollars qui couvrent plus de 12 mois d'importations.
Ces réformes, associées à des initiatives de lutte contre la corruption et à la numérisation du secteur financier, reflètent des approches globales, centrées sur l'Iraq, de la réduction des vulnérabilités extérieures. L'objectif de ces mesures est de veiller à ce que l'Iraq transforme sa souveraineté économique durement acquise en une prospérité durable.
L'Irak devient progressivement un centre de gravité, dans lequel les intérêts américains et européens peuvent s'exprimer par le biais de partenariats économiques et d'un engagement diplomatique plutôt que par une simple présence militaire. Hafed Al-Ghwell
Entre-temps, les prochaines élections parlementaires de novembre révèlent à la fois la maturation procédurale et les vulnérabilités structurelles persistantes de l'ordre politique irakien.
Par exemple, les autorités électorales ont disqualifié plus de 100 candidats ayant un casier judiciaire, y compris d'anciens hauts fonctionnaires, ce qui témoigne d'une volonté de faire respecter les normes juridiques. La décision d'organiser les élections, malgré les menaces des factions armées et les dissensions internes, reflète un renforcement des institutions de l'État par rapport aux crises prolongées qui ont suivi les élections de 2018 et de 2021.
Cet exercice démocratique, bien qu'imparfait, offre un canal de compétition politique qui ne repose pas uniquement sur la coercition ou le patronage externe.
Au niveau régional, l'Iraq se repositionne en tant que vecteur de coopération plutôt que de conflit. Les pourparlers se poursuivent en vue de la réactivation d'un oléoduc dormant reliant la Méditerranée à la Syrie, qui pourrait transporter jusqu'à 2,25 millions de barils par jour, offrant ainsi à Bagdad d'autres voies d'exportation et réduisant sa dépendance à l'égard des terminaux méridionaux. Ce projet, s'il se concrétise, permettra à l'Irak de s'intégrer plus étroitement aux économies du Levant et de renforcer sa valeur stratégique pour la sécurité énergétique de l'Europe.
Parallèlement, Bagdad est engagé dans des négociations trilatérales sur l'eau avec la Turquie et la Syrie, cherchant à moderniser des accords obsolètes et à mieux gérer le débit de l'Euphrate.
Ces initiatives révèlent une approche pragmatique de la diplomatie régionale, qui cherche à tirer parti de la géographie pour obtenir des gains économiques tout en évitant de s'enliser dans des luttes idéologiques.
Sur la scène internationale, les relations de l'Irak avec les États-Unis se transforment lentement, passant d'un partenariat centré sur la sécurité à un engagement plus polyvalent. La réduction du nombre de soldats américains a permis à la relation de perdre une partie de son caractère paternaliste, créant ainsi un espace de coopération dans les domaines de l'énergie, du commerce et de la gouvernance. Il s'agit d'un changement symbolique d'une redéfinition longtemps retardée : alors que la relation était autrefois dominée par les bottes sur le terrain, l'aide létale et la lutte contre le terrorisme, elle implique désormais de plus en plus l'assistance technique, l'investissement privé et le soutien diplomatique à la souveraineté irakienne.
Même l'Europe est consciente du potentiel débordant de l'Irak. Des entreprises énergétiques européennes, telles que TotalEnergies, dirigent des projets clés de capture de gaz, et l'engagement diplomatique s'est intensifié autour des questions de gouvernance, de climat et de réforme économique.
Bruxelles voit en l'Irak non seulement un partenaire énergétique potentiel, mais aussi une force stabilisatrice dans une région instable. La volonté de l'Irak de s'engager sur des questions telles que la gestion de l'eau, la modernisation du réseau électrique et la réforme judiciaire crée des opportunités d'influence douce qui complètent les efforts des États-Unis. Cet intérêt européen offre à Bagdad des options supplémentaires et réduit sa vulnérabilité à la coercition d'une seule puissance extérieure.
Dans l'ensemble, l'émergence de l'Irak en tant que plaque tournante régionale reste tributaire de sa capacité à surmonter de formidables obstacles. La corruption, les faiblesses institutionnelles et l'influence persistante des factions armées continuent de faire peser des risques sur la stabilité et les réformes. En outre, la stratégie d'équilibre du gouvernement nécessite un rééquilibrage constant, car les tensions régionales pourraient facilement se propager et perturber les arrangements diplomatiques prudents.
Néanmoins, la direction à suivre est claire : l'Irak devient progressivement un centre de gravité au Moyen-Orient, où les intérêts américains et européens peuvent s'exprimer par le biais de partenariats économiques et d'un engagement diplomatique plutôt que par une simple présence militaire.
Cette transformation, si elle peut être maintenue, pourrait faire de l'Irak le partenaire régional émergent le plus important pour l'Occident au cours de la prochaine décennie.
Hafed Al-Ghwell est maître de conférences et directeur exécutif de l'Initiative pour l'Afrique du Nord à l'Institut de politique étrangère de l'École des hautes études internationales de l'université Johns Hopkins à Washington, DC. X : @HafedAlGhwell
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Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com