La paix repose sur le souvenir des victimes de la guerre

Des soldats israéliens saluent lors d'une cérémonie avant la journée commémorative du pays pour les soldats tombés au combat et les victimes d'attentats. (AFP)
Des soldats israéliens saluent lors d'une cérémonie avant la journée commémorative du pays pour les soldats tombés au combat et les victimes d'attentats. (AFP)
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Publié le Dimanche 04 mai 2025

La paix repose sur le souvenir des victimes de la guerre

La paix repose sur le souvenir des victimes de la guerre
  • Une fois les pays en guerre, deux sentiments se livrent leur propre bataille : l’empathie et la sympathie. Ces sentiments reflètent notre capacité à partager les émotions ou les expériences d’autrui en nous projetant dans sa situation, ou à comprendre e
  • Les appels à l’humanité en pleine guerre devraient être salués. 

Une fois les pays en guerre, deux sentiments se livrent leur propre bataille : l’empathie et la sympathie. 

Ces sentiments reflètent notre capacité à partager les émotions ou les expériences d’autrui en nous projetant dans sa situation, ou à comprendre et prendre à cœur ses souffrances.

En pleine guerre, certains dénoncent l’expression de tels sentiments, les voyant comme une faiblesse qui entrave la quête, souvent illusoire, d’une victoire absolue et d’une défaite totale de l’ennemi.

Il n’y a rien de plus inexact. Ces sentiments sont l’expression même de notre humanité. Ils dessinent l’horizon où s’achève le conflit et où peut naître la paix, au-delà des effusions de sang et des souffrances immenses que les guerres infligent.

C'est dans cet esprit de solidarité humaine que, depuis 20 ans, des milliers d'Israéliens et de Palestiniens unissent leurs voix lors d'une cérémonie commémorative annuelle, rendue en hommage à toutes les vies perdues dans ce conflit sans fin, nourrissant l'espoir que les victimes de l'année écoulée soient les dernières.

La cérémonie de cette année s'est tenue cette semaine à Jaffa, en Israël, tandis qu'un événement parallèle a eu lieu à Beit Jala, en Cisjordanie occupée, afin de permettre aux Palestiniens interdits d'entrer en Israël de participer. Cela illustre parfaitement l'expression louable de camaraderie entre des individus qui, tout en reconnaissant leurs pertes, aspirent ensemble à la paix.

Organisé par les groupes Combattants pour la Paix et Le Cercle des Parents – Forum des Familles (CPFF), cet événement rassemble des familles endeuillées des deux camps du conflit, ainsi que leurs partisans, en hommage à leurs pertes et dans un appel commun à la paix.

La cérémonie de cette année a été retransmise en direct dans 160 lieux en Israël, dans les territoires palestiniens et dans le monde entier. En assistant à l'une d'elles, ce fut à la fois un privilège et une grande leçon d'humilité de me retrouver en compagnie de personnes qui ont la force intérieure de surmonter leur chagrin personnel et interminable, et de le partager avec des populations dont les nations sont en guerre et qui ont subi un sort similaire.

Partager cette douleur dans un message de paix et de réconciliation n’est pas une réponse facile face à une telle souffrance, surtout en ces temps tragiques où des dizaines de milliers de personnes des deux côtés, principalement des Palestiniens, se sont ajoutées au cours des 18 derniers mois à la longue liste des victimes du conflit israélo-palestinien. Ces vies ont été sacrifiées sur l’autel d’idéologies corrompues et de dirigeants défaillants, de plus en plus cruels.

Néanmoins, qui peut mieux comprendre ce que vivent chacune de ces familles : l'angoisse, la douleur, le désir constant de retrouver des êtres chers qu'elles ne reverront jamais, que ceux des deux camps qui vivent la même douleur atroce. Cruelle ironie de l'histoire, ils partagent une tragédie qui transcende les frontières politiques et géographiques. Cette cérémonie commémorative conjointe est également appelée « Journée commémorative alternative », car elle a lieu le même soir que la Journée commémorative officielle israélienne en hommage aux soldats, aux membres des forces de sécurité et aux civils tués pendant le conflit.

Dans le contexte actuel d'intolérance envers toute activité conjointe entre Israéliens et Palestiniens, partager la perte et la douleur lors d'une telle cérémonie est loin de faire consensus dans les deux sociétés. En Israël, l'une des synagogues qui diffusait l'événement a été attaquée par des voyous d'extrême droite, soutenus par leurs responsables politiques, qui ont violemment agressé les participants à leur sortie du bâtiment. Des commentaires trop odieux pour être répétés ont également été publiés sur les réseaux sociaux.

Les appels à l’humanité en pleine guerre devraient être salués. Yossi Mekelberg

Parmi les Palestiniens, certaines voix s’élèvent pour prétendre à tort que cet événement favorise la « normalisation » de l’occupation. C’est pourquoi certains témoignages poignants sur les expériences de familles entières anéanties à Gaza, relatés parallèlement à de courageux appels à la paix et à la coexistence, ont dû être diffusés anonymement afin de protéger l’identité de leurs auteurs.

Partager sa douleur et son humanité n’est pas une « normalisation », mais plutôt un moyen de donner du sens à sa perte. L’histoire de la guerre nous enseigne qu’en période de conflit, la moindre expression d’empathie ou de sympathie envers l’autre camp constitue le premier pas vers la paix et la réconciliation. Elle nous aide aussi à faire preuve de notre humanité.

Croire que la survie de votre camp dépend de la défaite totale de l'autre ne fait qu'aggraver la souffrance. Dans de telles circonstances, pour justifier la tuerie, l'autre partie est diabolisée et déshumanisée, cherchant ainsi à légitimer l'injustifiable et à perpétuer une guerre, suivie de toutes les pertes qu'elle entraîne.

Nous sommes endoctrinés et socialisés pour intérioriser notre droit à infliger de la douleur à des fins de légitime défense. Mais trop souvent, la légitime défense se transforme rapidement en vengeance et en punition, générant un cercle vicieux de violence injustifiée et inexcusable.

D'où l'immense pouvoir des rassemblements de ceux qui ont subi la douleur atroce de la perte d'êtres chers et qui sont pourtant prêts à transformer une expérience aussi tragique en une expérience positivement transformatrice, comme un avertissement pour nous tous : ne pas nous laisser entraîner dans ce gouffre de haine et de vengeance où il n'y a que des perdants, jamais de gagnants.

En effet, comme l’a si bien dit Martin Luther King Jr. : « Œil pour œil rendra seulement le monde entier aveugle. » Les appels à l’humanité en pleine guerre, surtout lorsqu’ils émanent de personnes endeuillées, devraient être salués, et devraient nous servir de repère moral. L’animosité à laquelle s’exposent ceux qui les expriment provient souvent de ceux qui craignent trop de les entendre, ou qui sont trop enracinés dans un cycle de violence et de colère.

Pour les personnes impliquées dans le conflit et motivées par une idéologie extrémiste ou un fondamentalisme religieux, les appels à reconnaître l'humanité, et a fortiori la souffrance mutuelle, de « l'autre » resteront probablement lettre morte.

Pourtant, la plupart des gens ne partagent pas cette vision. Ils sont plutôt orientés par la peur et la méfiance, attisées par ceux qui ont davantage intérêt à prolonger le conflit qu’à le résoudre. 

De tels sentiments peuvent être dépassés en s’engageant dans des activités quotidiennes ordinaires : travailler ou étudier ensemble, partager des espaces publics (et, espérons-le, aussi des espaces privés), et même exprimer leur chagrin et leur douleur communs. C’est par cet engagement concret que nous commençons à nous voir les uns les autres non plus comme des ennemis sans visage, mais comme des personnes, des êtres humains à part entière.

La célèbre poétesse et militante américaine Maya Angelou a déclaré un jour : « Je pense que nous avons tous de l'empathie. Nous n'avons peut-être pas le courage d'en faire preuve. »

Le partage de la douleur du deuil par ceux qui ont perdu des êtres chers constitue une première, et extrêmement importante, démonstration de courage par l'empathie. C’est là le véritable cadeau offert par les familles endeuillées qui ont choisi de commémorer leurs pertes ensemble.


Yossi Mekelberg est professeur de relations internationales et membre associé du programme MENA à Chatham House. 
X: @YMekelberg 

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français. 

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com